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    Le président.

    « Et bien, monsieur Mathias, vous avez été cité à cette barre pour être témoin sociologique. Nous avons entendu hier un témoin qui nous a fait la psychanalyse de l'accusé, avec beaucoup d'images fortes, je crois.

    Je vais vous demander de donner votre nom, votre prénom…

    -- Je suis monsieur Mathias, Paul.

    -- Votre âge ?

    -- 40 ans.

    -- Votre profession ?

    -- Professeur.

    -- La ville de votre résidence professionnelle ?

    -- Paris.

    -- Est-ce que vous êtes dans un lien de famille ou de dépendance à l'égard d'Internet qui pourrait altérer votre jugement ?

    -- Non !

    -- Vous allez jurer d'apporter votre concours à la justice en votre honneur et en votre conscience. Vous levez la main droite et vous dites : je le jure.

    -- Je le jure !

    -- La cour et le jury écoutent votre témoignage. »

    Paul Mathias.

    « Et bien, monsieur le président, mesdames, messieurs les jurés, nous sommes ici pour nous poser la question de savoir si l'Internet produit une fracture sociale, s'il accroît une fracture sociale qui lui préexiste -- une fracture de type économique, une fracture de type politique également, puisque l'Internet est supposé créer des info-riches et des info-pauvres, c'est-à-dire des hommes et des femmes qui ont accès à l'information, des hommes et des femmes qui sont démunis de moyens d'accès à l'information, au savoir, à la connaissance.

    La question que je voudrais poser est la question de savoir si cette distinction entre info-riches et info-pauvres est pertinente et si c'est une spécificité de l'Internet. Ce qu'on aimerait pouvoir faire, bien entendu, c'est plaquer la distinction entre info-riches et info-pauvres sur une très commode distinction entre les pauvres et les riches, une distinction qui est aisée à repérer. L'accès au réseau étant effectivement passablement onéreux, les pauvres manifestement ne peuvent pas se payer les moyens d'un accès -- régulier en tout cas -- au réseau et il est clair que les dépenses nécessaires pour un tel accès ne peuvent pas constituer un poste budgétaire prioritaire pour bon nombre de familles. Et puis, il est également clair qu'info-riches et info-pauvres recouvrent une disparité d'ordre international, les réseaux sont beaucoup plus denses sur l'Atlantique Nord, en Amérique du Nord et en Europe du Nord qu'ils ne le sont en Afrique, en Amérique du Sud par exemple.

    Cependant une chose me paraît également certaine : si l'Internet est expressif de fractures économiques, il ne me paraît pas qu'il en soit la cause et il ne me paraît même pas qu'il en soit un révélateur privilégié. Il se pourrait bien même que l'Internet soit susceptible d'effacer certaines formes de disparités. Il y a quelque temps, le Péruvien José Soriano nous expliquait lors, d'une conférence, qu'au Pérou, où des peuplades indiennes vivent de manière isolée et où l'on a pu constater un certain phénomène d'acculturation du fait que nombre d'individus jeunes se rendent dans les villes pour trouver du travail, on a pu constater que du fait qu'ils ont quitté leur village, leur communauté, ils ont perdu leur identité. Ils ont perdu leur identité pour une raison simple : c'est qu'au lieu d'être habillés de leurs habits traditionnels, ils sont habillés de blue-jeans et de T-shirts. Quand on a un blue-jean et un T-shirt, dans certaines peuplades indiennes du Pérou, on n'est rien du tout. Et bien, grâce à l'Internet, grâce à une vie associative extrêmement dynamique, au Pérou, il a été possible de créer des sites réservés à certaines peuplades indiennes, des sites sur lesquels, dans le cadre d'associations, des individus acculturés, si l'on peut dire, ont pu réapprendre à se connaître, ont pu réapprendre à savoir qui ils étaient, ont pu donc réacquérir en quelque sorte leur identité.

    Autrement dit, la problématique économique a son intérêt économique. J'entends par problématique économique le constat, que nous pouvons faire, qu'il y a des pays riches et des pays pauvres, qu'il y a des hommes riches et des hommes pauvres. Le constat que nous pouvons faire est qu'il est plus facile, pour certains, d'entrer sur les réseaux, d'avoir accès aux réseaux, que pour d'autres. Mais cette problématique économique n'est finalement, qu'affaire d'intendance, elle peut être guidée par un idéal qu'on qualifiera de moral, par l'idée que l'Internet peut être un bien commun et qu'il appartient aux intendances, qu'il appartient aux États de collaborer de manière à ce que le réseau se déploie régulièrement et de manière équilibrée de par le monde. Il reste que, s'il y a justement un idéal moral qui guide cette ré-articulation du réseau, c'est en vue d'un bien et la question qu'on se posera alors est de savoir quelle est le bien spécifique à l'Internet. Le bien spécifique à l'Internet, ce sont les savoirs et c'est l'information. C'est ici donc, peut-être, que la problématique d'une distinction entre info-riches et info-pauvres pourrait acquérir une certaine pertinence. Mais il faut prendre garde à ne pas se contenter, se complaire dans certaines images de la richesse ou de la pauvreté, c'est-à-dire dans l'image de l'opulence scandaleuse par opposition à la misère absolue.

    En fait, qu'est-ce qui définit rigoureusement la richesse ? Et bien, c'est son excès au regard des besoins et par contraste, la pauvreté ce n'est que le déficit au regard des besoins. Info-riches et info-pauvres ne se définissent rigoureusement pas autrement que de la manière suivante : un info-riche est un homme ou une femme qui dispose d'un accès à l'information qui excède ses besoins tandis qu'un info-pauvre est celui dont les besoins excèdent les possibilités d'accès à l'information. Dans cet ordre d'idée, c'est-à-dire une fois dépassée la détermination purement économique du problème, il faut constater -- et admettre me semble-t-il -- non pas qu'il y a des info-riches et des info-pauvres, mais plutôt que nous sommes tous simultanément des info-riches et des info-pauvres.

    À titre d'exemple : si je voulais consulter le Journal Officiel de la République Française, et bien, je ne pourrais pas le faire en me connectant sur l'Internet. Je ne pourrais pas le faire parce que ce document, en principe public, n'est pas donné en accès publics -- en tout cas pour le moment. En revanche, si je le souhaite, je peux consulter le Journal Officiel en me connectant sur un service onéreux -- un service Minitel onéreux -- lent et technologiquement dépassé. Réciproquement, si je veux des informations disons… sur les dinosaures… sur Bill Gates… sur Walt Disney… sur Spinoza même, je n'ai que l'embarras du choix et je peux dire qu'à cet égard, je suis véritablement non pas simplement riche, mais également trop riche.

    Et c'est bien là qu'est la véritable fracture sociale, me semble-t-il, non pas entre les info-riches et les info-pauvres, mais plutôt entre ceux qui savent lire l'information qui leur est livrée sur Internet et ceux qui ne le savent pas. C'est-à-dire entre ceux qui ont la faculté culturelle, les dispositions d'esprit, la curiosité ou bien encore l'esprit suffisamment aguerri pour assumer la pluralité, la pléthore de l'information et ceux qui n'ont pas ces moyens culturels de s'approprier l'Internet. Il en ressort donc que le vrai problème de la fracture sociale ne se pose pas dans les termes un peu mièvres de la richesse et de la pauvreté mais plutôt dans les termes problématiques suivants : comment fait-on pour s'approprier la pléthore d'informations qu'offre l'Internet ?

    La véritable question, c'est la question de savoir lire. La véritable question, c'est la question de savoir écrire et la véritable frontière entre info-riches et info-pauvres se situe entre ceux qui savent ou qui peuvent, étant donnés leurs moyens, s'approprier l'outil et ceux qui n'en ont pas encore les moyens. En somme, l'Internet est en excès par rapport à nous et, s'il est en excès, il détermine, me semble-t-il des enjeux politiques qu'il faut présenter à nos décideurs parce qu'après tout, l'excès signifie l'espoir d'apprendre à s'approprier cet univers culturel, l'excès signifie l'espoir de déployer de nouvelles pratiques culturelles, informationnelles et l'excès signifie, en somme, l'exigence, pour nous tous, d'en imposer à tous ceux qui, septiques ou non, ont pour mission de définir des politiques publiques pour Internet.

    Au fond, qu'est-ce que c'est que cet excès ? Ce n'est jamais que l'excès de notre avenir sur notre présent ! »

    Le président.

    « Je vous remercie. Installez-vous monsieur l'expert, on va appeler le témoin suivant, on vous posera des questions tout à l'heure. »

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Audition de Paul Mathias
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Avant-propos
Introduction
Chefs d'inculpation
Inculpation 1
Jury
Partie civile
Témoins, experts
Interrogatoire
Lecture de l'acte
Demande report
A. Miller
Q. Miller
A. Lasfargues
A. Soriano
A. Jousselin
Q. témoins
Pièces
Reprise
Partie civile
Avocat général
Défense
Inculpation 2
Lecture de l'acte
Témoins, experts
A. Guglielmi
A. Aumont
Q. témoins
A. Pouzin
A. Georges
Q. témoins
Partie civile
Avocat général
Défense
Accusé
Verdict
Inculpation 3
Jury
Lecture de l'acte
Interrogatoire
Pièces
Témoins, experts
A. Mathias
A. Martin Lalande
A. Léon
A. Pélissier
A. Godin
Q. témoins
Partie civile
Avocat général
Défense
Inculpation 4
Lecture de l'acte
Témoins, experts
Pièces
A. Villain
A. Beaussant
A. Novaro
A. Soubeyrand
Q. témoins
Partie civile
Partie civile
Avocat général
Défense
Clôture
Verdict, sentence
Mot de la fin
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