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    L'avocat général.

    « Monsieur le président, mesdames et messieurs de la cour.

    Vous me permettrez à la suite des plaidoiries de la partie civile et compte tenu du programme de ce procès virtuel, des réquisitions qui seront faites par moi et par mon collègue pour les problèmes de l'atteinte des libertés aux Droits de l'Homme, de ne pas traîner sur les libertés publiques et d'arriver directement au problème des atteintes qu'entraîne Internet à la vie privée.

    Ce que permet Internet, a priori, pour attenter à la vie privée des uns et des autres, ce n'est pas quelque chose de très nouveau, c'est quelque chose qui est inhérent à l'informatique et à ses multiples possibilités, notamment ses multiples possibilités de croisement. En fait, ce qu'Internet fait simplement, c'est de multiplier ces possibilités de croisement, il leur donne une possibilité internationale.

    Les problèmes posés par Internet sont avant tout l'évident problème du fichage, problème que l'on a déjà longuement abordé cet après-midi et que vous me permettrez d'aborder à nouveau.

    La défense nous dira sans doute tout à l'heure que quand on se promène sur Internet, quand on surfe sur le Web, on peut le faire de façon tout à fait anonyme. Je ne crois pas qu'on le fasse d'une façon anonyme ! D'une part, parce que lorsqu'on expédie un email, par définition on n'est pas tout à fait anonyme, on donne une adresse pour qu'on puisse nous répondre. Si je parle de l'internaute lambda , il ne saura pas forcément configurer son gestionnaire de courrier afin que celui-ci, à chaque fois qu'il envoie l'email, ne donne pas l'identité complète qu'il aura préalablement rentrée dans son ordinateur et qui permet de le repérer sans aucun problème en l'identifiant non pas par un nom de code qu'il aura donné dans l'email, mais tout simplement par son prénom et son nom comme ça se fait tout le temps. L'anonymat dans les emails est donc faux.

    L'anonymat n'existe pas non plus dans les news groups, exactement pour les mêmes raisons. Les news groups permettent très facilement de vous retrouver, c'est ce que je développerai tout à l'heure avec, notamment, le logiciel DéjàNews qui permet de récupérer l'ensemble des emails qui sont envoyés. On identifie l'expéditeur, comme je l'ai dit tout à l'heure, avec l'adresse email et on peut donc retrouver son nom et son prénom.

    L'anonymat, on va nous dire, existe quand on se promène sur les sites Web, parce que de toute façon, on le fait avec des adresses IP. L'adresse IP, c'est l'adresse qui permet de relier l'internaute de son ordinateur à son fournisseur d'accès, puis de son fournisseur d'accès au site Web. Cette adresse IP change à chaque nouvelle connexion. Oui mais, là encore, l'anonymat est très artificiel puisque de toute façon, il suffit de prendre comme point central le fournisseur d'accès et on peut très facilement savoir qui a été où, et quand. Et puis, tout simplement, enfin, parce que très souvent dans des sites Web, lorsque l'on surfe, on vous demande avant d'entrer dans le site de décliner purement et simplement votre identité en donnant l'ensemble de vos coordonnées. Évidemment, on peut mentir mais le principe au départ est qu'on s'identifie.

    La donnée première du fichage -- qui est de savoir qui on va ficher -- existe donc. À partir de là, ce que permet Internet, c'est le croisement. Le croisement de quoi ? C'est là où Internet montre tout son vice : à la fois de données classiques du fichage, puis de données tout à fait propres à Internet.

    Les données classiques du fichage c'est que depuis qu'Internet existe, on a mis sur le réseau un certain nombre de fichiers qui existaient auparavant. Les annuaires de télécoms sont actuellement sur Internet. Alors, il y eut quelques arrangements avec la CNIL en ce qui concerne France Télécom. Il n'y a pas que France Télécom qui se trouve sur Internet, il existe notamment aux États-Unis, un site qui s'appelle Any Who où l'on peut trouver l'ensemble des personnes qui sont abonnées au téléphone aux États-Unis. C'est peut-être tout bête, ce n'est qu'un annuaire, mais c'est un annuaire à l'échelle mondiale !

    Et puis, il y a des fichiers qui sont peut-être beaucoup plus vicieux, notamment Consodata. On vous envoie une publicité par la voie postale, on vous demande tout un tas de renseignements : si vous avez un chien, si vous aimez le tricotage, un certain nombre de choses qui permettent après de vous envoyer de la publicité correspondant à vos goûts. Consodata a mis sur Internet un outil qui permet, en principe, de connaître l'ensemble des goûts d'un individu. Il y en a d'autres. En Grande Bretagne, on a tout simplement mis l'état civil des personnes sur Internet.

    Cela, c'est ce qui existait déjà auparavant, qui pouvait exister de façon informatique et qui maintenant se trouvent sur le réseau des réseaux. Soit, la CNIL interdit un certain nombre de choses -- entre autres, ces fichiers -- mais on l'a déjà évoqué ce matin, l'interdiction de la CNIL, sur Internet n'empêche pas grand chose au niveau de ces fichiers. D'une part ils peuvent trouver leur localisation à l'étranger et puis, avec le système des sites miroirs, il est extrêmement facile, s'ils sont interdits dans un pays, de les retrouver ailleurs.

    À côté de ces fichiers qui sont des fichiers de données classiques, il y a des fichiers de données propres à Internet. Il y a, ce dont on a déjà parlé, le problème des cookies.

    Je vous rappelle simplement que le cookie est un petit logiciel que le site envoie sur l'ordinateur de l'internaute. À chaque fois que l'internaute se reconnectera sur le même site, le site pourra voir ce qu'a fait l'internaute depuis : où il a été, ce qu'il a fait. Au départ, les cookies ont une intention tout à fait louable, puisque c'est de faire en sorte que l'internaute aille directement vers ce qui l'intéresse le plus. Le problème, on l'aura bien compris, c'est que, à coté de ça, il y a évidemment tout ce qu'a fait l'internaute, une part de sa vie privée. Quand vous allez acheter un journal dans un kiosque, tout le monde n'est pas censé savoir le journal que vous achetez. Là, tout le monde sait ce que vous allez voir, ce qui vous intéresse. Ce qui est déplorable dans ces cookies, c'est cette façon qu'ils ont de s'installer insidieusement sur votre disque dur.

    L'expert nous a exposé tout à l'heure que les versions modernes d'Explorer et de Netscape -- donc les deux navigateurs les plus utilisés -- permettent de filtrer ces cookies et de les enlever. Certes, mais je reviendrai à ce que je disais tout à l'heure avec mon histoire d'internaute lambda : c'est vrai que c'est possible mais ça demande auparavant de dire à son navigateur qu'il faudra filtrer les cookies. C'est peut-être tout bête à faire, mais tout le monde ne sait pas forcément aller gratter là-dedans et, en tout cas, avant qu'il le sache, il laissera les cookies insidieusement s'installer chez lui.

    Il y a le problème du fichage, qui est également propre à Internet, qui est celui des news groups. Les news groups ce sont ces forums de discussion sur lesquels on envoie un email qui sera reçu par tous les gens qui sont abonnés à ce news group. A priori , c'est très simple : c'est un peu comme si l'on était dans un salon où tout le monde peut discuter librement. Ce qui est ennuyeux, c'est la mise en place du site DéjàNews. DéjàNews permet -- c'est ce que nous a dit l'expert tout à l'heure -- à partir d'un nom, de retrouver des messages qu'un internaute a envoyé dans tous les news groups qui existent. Il est à ce moment-là extrêmement facile de savoir quels sont ses goûts, quels sont ses centres d'intérêt, ce qu'il aime faire.

    Il y a d'autres logiciels beaucoup moins connus qui sont des façons, pour Internet, d'aller insidieusement voir ce que fait l'internaute. Très rapidement je les énumèrerai. Il y a le script CGI qui lance sur l'ordinateur de l'internaute un petit programme chargé de vérifier ce qu'il a fait. Il y a les applets java qui sont un peu le nec plus ultra du système. Ce sont des logiciels qui vont sur le disque dur de l'internaute et qui permettent, à nouveau, d'envoyer des informations de l'ordinateur de l'internaute vers le site, c'est à dire de faire un échange complet. Ils permettent éventuellement de lire l'ensemble du disque dur de l'internaute et de savoir tout ce qu'il y a dessus. Là, il est évident que nous sommes en plein dans la violation de la vie privée de l'internaute, surtout que ce qu'il faut bien maîtriser, c'est que le script CGI et les applets java arrivent de façon complètement incognito. Ils sont actuellement incontrôlables, sauf peut-être pour un expert en technique. Un internaute moyen ne sait pas quand ils arrivent, c'est quelque chose qu'il ne maîtrise absolument pas.

    La conséquence évidente de tout cela, c'est le croisement de ces différents fichiers. Tous ces outils ramènent une masse d'informations. Il va falloir voir ce qu'il en ressort quand on les met ensemble.

    On peut faire le croisement de deux façons : soit par intelligence tout à fait artificielle, avec les moteurs de recherche -- certains sont extrêmement puissants et vont spécialement chercher sur l'ensemble des sites Web tout ce qui concerne tel ou tel sujet -- soit par intelligence humaine, tout bêtement aurai-je tendance à dire, puisqu'il existe actuellement une nouvelle profession qui se développe, c'est ce qui était écrit en tout cas dans le journal Le Monde il y a une semaine. Ils s'appellent les Net detectives. Ils se font rémunérer tout simplement pour aller chercher sur Internet les informations qui peuvent intéresser telle ou telle personne et ils passent en fait leur journée à fouiller le Web, les news groups ou les fichiers existants pour voir tout ce qu'on peut récupérer comme informations sur une personne. Vous aurez bien compris que cela peut être extrêmement utile à deux types de structures, indépendamment des curieux.

    Il est actuellement connu que les États les plus répressifs se servent d'Internet pour aller chercher le plus d'informations possible sur leurs éléments les plus subversifs. Et puis pour les entreprises, cela permet, sans trop de problèmes, de trouver son employé idéal ou plutôt de trouver tous les vices de l'employé que l'on croyait idéal au départ.

    À côté de ce fichage, Internet pose d'autres problèmes parallèles. Je ne veux pas revenir sur les spams qui sont une évidente atteinte à la tranquillité. Plus on surfe, plus ils arrivent et ils sont quasiment incombattables comme on l'a vu tout à l'heure, à part avec des filtres très compliqués. Il ne s'agit sûrement pas de répondre à un spam pour dire : on ne veut plus vous voir ! Répondre à un spam, ça veut dire que vous l'avez lu, et donc que vous êtes particulièrement intéressant : cela continuera de plus belle. Les spams -- je ne vais pas y revenir -- sont les réels parasites d'Internet.

    Internet -- ce n'est pas vraiment la vie privée, peut-être la vie privée des entreprises -- permet de s'introduire très aisément dans les ordinateurs des autres, faire de même des croisements et de savoir ce qui intéresse l'entreprise à un moment donné, de pouvoir voir ce qu'elle recherche et ce qui peut être intéressant.

    Au niveau même de l'entreprise, il s'était posé le problème de l'interception des emails , correspondance privée, j'aurai tendance à dire. Une entreprise, qui je crois était numéro deux mondial dans son secteur, répondait par emails à des appels d'offres de la Communauté Européenne. Ces emails étaient captés par un concurrent, ce qui lui permettait de faire des offres plus intéressantes que celles de la première entreprise. Un certain nombre de marchés ont échappé à l'entreprise à cause des dangers que présentent ces emails. Là encore, on connaît très peu de façons de filtrer ces intrusions.

    Il existe ce qu'on appelle des firewalls , ils sont très peu fiables, ils fonctionnent un certain temps mais il faut les renouveler sans cesse. Tous les logiciels de protection des entreprises ont des failles. Et comme Internet a tous les vices, il existe des sites pour connaître les failles des logiciels destinés à se protéger contre les intrusions par le biais d'Internet !

    Je crois vous avoir apporté la preuve qu'Internet portait gravement atteinte à la vie privée, il va falloir démontrer les atteintes à la liberté publique. Les faits sont là. Ces faits sont-ils répréhensibles, puisque le rôle de votre cour va être de punir Internet ? Oui ! Ils sont répréhensibles et ils le sont même avec le code pénal actuel dans ses articles 323 et suivants.

    Excusez-moi si c'est un peu technique ! L'article 323-1 réprime d'accéder ou de se maintenir frauduleusement dans tout ou partie d'un système de traitement automatisé de données. Cette infraction est punie actuellement d'un an d'emprisonnement avec cent mille francs d'amende. Ça ne relèverait pas forcément d'une cour d'assises mais puisque nous y sommes, allons-y ! Le fait de s'introduire dans un système, c'est exactement ce que permettent les cookies et les applets java.

    Article 323-3 : le fait d'introduire frauduleusement des données dans un système de traitement automatisé ou de supprimer ou de modifier frauduleusement des données qu'il contient… encore une fois, c'est exactement ce que font les cookies et ce que je vous ai indiqué tout à l'heure.

    D'autres articles du Code Pénal répriment le fichage. Article 226-17 : le fait de procéder ou de faire procéder à un traitement automatisé d'informations nominatives sans prendre toutes les précautions utiles pour préserver la sécurité de ces informations et notamment empêcher qu'elles ne soient déformées, endommagées ou communiquées à des tiers non autorisés… Qu'est-ce que font les news groups et en tout cas le site DéjàNews, lorsqu'il permet d'aller voir tout un tas d'informations qui ont pu être fichées auparavant et permet l'accès à ces informations à tout un tas de tiers qui n'étaient pas forcément censés y aller ?

    À propos des news groups -- je voulais dire cela tout à l'heure et j'ai oublié -- la défense va nous dire : oui mais les news groups , c'est public, par définition, tout le monde peut y aller ! Certes, sur le principe, c'est un salon auquel tout le monde peut accéder. Chacun a ses goûts et on n'a pas forcément envie que tout le monde puisse les connaître. Quand on envoie un message dans un news group, on l'envoie aux destinataires du news group, on ne l'envoie pas à tous les abonnés d'Internet dans le monde ! En fait, on choisit une destination restreinte.

    Même l'article 123-18 du Code Pénal punit le fait de collecter des données par un moyen frauduleux ou déloyal. C'est exactement ce que font les applets java ou les cookies. Ils vont collecter des informations par un moyen qui peut être frauduleux ou déloyal.

    J'en finirai avec le texte de l'article 126-19 du Code Pénal qui réprime le fait de garder en mémoire informatisée, sans l'accord express de l'intéressé, des données nominatives qui, directement ou indirectement, font apparaître les origines raciales, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou les appartenances syndicales ou les mœurs des personnes. Un news group , par définition, sert à ce qu'on exprime des idées et on peut trouver des opinions politiques, philosophiques, religieuses ou les appartenances syndicales ou les mœurs des individus. Or, le fait de conserver ces données sans l'accord de la personne -- ce qui est exactement le cas -- est réprimé par la loi. Quand vous envoyez un message dans un news group, DéjàNews ne vous écrit pas pour savoir si vous êtes d'accord ou non pour que ce message soit conservé !

    Dès lors, je crois que tout est relativement clair : Internet est coupable de ces faits.

    Je vous ai montré les faits, je vous ai montré les textes qui vous autorisent à le punir. Ceci dit -- vous m'en excuserez maître pour le cas où vous auriez voulu pouvoir rebondir sur une réquisition sévère, elle ne sera pas si sévère que ça -- on l'a vu, Internet peut avoir aussi de multiples avantages et puis peut-être ne sont-ce là que des défauts de jeunesse. Et je rejoindrai donc ma collègue de ce matin, vous demandant de prononcer une peine d'emprisonnement, soit, mais surtout le sursis qui va l'accompagner. Ce sursis pouvant consister en un sursis de mise à l'épreuve c'est à dire, de soumettre ce sursis au respect d'un certain nombre de règles qui, si elles n'étaient pas respectées, permettraient d'appliquer la prison et -- en l'occurrence pour Internet -- de supprimer Internet. Cette mise à l'épreuve pouvant consister en l'obligation de soins qui serait l'obligation de supprimer de son système l'ensemble de ce qui porte atteinte à la vie publique et à la vie privée. »

    Le président.

    « Voilà une prestation très honorable. Votre collègue, ce matin, a chiffré à cent années le nombre d'années d'emprisonnement. La gravité des faits vous paraît de même nature que ce matin ?

    -- La gravité des faits me semble énorme ! Ce que je crois surtout important, c'est que les obligations du SME soient strictes afin qu'on soit sûr qu'Internet les respecte. La peine d'emprisonnement, ma foi, je la laisse à votre appréciation.

    -- Je vous en remercie. »

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Réquisitoire de l'avocat général
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Avant-propos
Introduction
Chefs d'inculpation
Inculpation 1
Jury
Partie civile
Témoins, experts
Interrogatoire
Lecture de l'acte
Demande report
A. Miller
Q. Miller
A. Lasfargues
A. Soriano
A. Jousselin
Q. témoins
Pièces
Reprise
Partie civile
Avocat général
Défense
Inculpation 2
Lecture de l'acte
Témoins, experts
A. Guglielmi
A. Aumont
Q. témoins
A. Pouzin
A. Georges
Q. témoins
Partie civile
Avocat général
Défense
Accusé
Verdict
Inculpation 3
Jury
Lecture de l'acte
Interrogatoire
Pièces
Témoins, experts
A. Mathias
A. Martin Lalande
A. Léon
A. Pélissier
A. Godin
Q. témoins
Partie civile
Avocat général
Défense
Inculpation 4
Lecture de l'acte
Témoins, experts
Pièces
A. Villain
A. Beaussant
A. Novaro
A. Soubeyrand
Q. témoins
Partie civile
Partie civile
Avocat général
Défense
Clôture
Verdict, sentence
Mot de la fin
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