Le président.
« On va commencer par les questions de la partie civile. »
L'avocat de la partie civile.
« Merci monsieur le président.
Monsieur Lasfargues, vous avez parlé de l'écrasement de l'internaute sous une certaine charge que représentait pour lui le système. Est-ce que, pour que la cour soit éclairée -- encore que visiblement ils savent de quoi il s'agit -- vous pourriez nous dire combien un internaute moyen reçoit de mails dans une journée ou dans une semaine ? »
Yves Lasfargues.
« Un internaute moyen va recevoir chaque matin trente à trente-cinq mails. Mais ce n'est pas tellement le nombre qui est important. Sur les trente-cinq mails, il y en a plus de la moitié qui sont des copies de messages envoyés à quelqu'un d'autre et dont il n'a absolument que faire.
On parlait à l'instant des banalités, mais elles sont
microscopiques par rapport aux banalités que représentent les copies de messages électroniques. Pourquoi ces banalités sont-elles en nombre extraordinairement élevé ? Parce que c'est gratuit ! Comme c'est gratuit, on met des
dizaines de personnes en copie, des personnes qui ne sont pas intéressées par le mail.
Deuxième partie dans le mail : les quinze ou vingt autres mails sont des questions dont l'émetteur veut la réponse immédiatement et considère que la politesse doit être telle que dans la matinée on doit lui répondre. Très souvent, on n'a pas envie de lui répondre ou on n'a pas les éléments pour le faire.
Je crois donc que le stress lié au mail n'est pas seulement dû à la quantité, mais plutôt à la pression permanente du fait qu'il y a des copies totalement inintéressantes et aussi parce qu'on exige des temps de réponse qui sont totalement injustifiés.
La moitié des gens qui vous envoient un mail , vous les ignorez totalement. Ils vous ont trouvé soit par hasard, soit dans un annuaire, mais vous n'avez aucune relation affective avec elles. Vous n'avez aucun intérêt à leur répondre de manière si rapide. »
Le président.
« Est-ce que vous avez d'autres questions ? Madame l'avocat général. »
L'avocat général.
« J'aimerais que monsieur Lasfargues nous parle de sa vie de
famille. Quelles sont les répercussions qu'a eu Internet, depuis qu'il l'utilise, sur sa vie de famille ? »
Yves Lasfargues.
« J'ai la chance de ne plus utiliser Internet chez moi. Je l'ai fait dans les trois premiers mois et cela a été dramatique. Je n'utilise donc plus Internet que de manière professionnelle et dans les heures professionnelles.
Cela dit, je peux constater, auprès d'un certain nombre de gens qui sont en formation chez moi, une tendance extraordinaire à dépasser les horaires professionnels. Mon organisme de formation ouvre à 9 h. Dès 7 h 30, un certain nombre de stagiaires veulent absolument avoir la clé pour, soi-disant, consulter leur messagerie, en fait, pour satisfaire leur perversité profonde.
Normalement l'organisme de formation ferme à 18 h, mais la femme de ménage -- qui doit absolument fermer à 20 h -- a un mal fou à détacher ces pauvres internautes totalement drogués et scotchés devant la machine.
Je m'aperçois donc que, si j'ai pu sauver ma vie de famille, il n'est pas certain que tous les internautes ont eu cette chance. »
Le président.
« On va donner la parole à la défense. Après, un juré vous posera une question. »
L'avocat de la défense.
« Merci monsieur le président. J'aimerais simplement poser une toute petite question au témoin qui dit : avec Internet je perds du temps ; je perds du temps pour savoir comment m'en servir, pour savoir comment trouver l'information et le résultat, c'est que j'en suis stressé. J'aimerais savoir s'il n'a pas ressentit un jour ce sentiment d'être stressé, de perdre son temps, en recherchant, comme vous le faites certainement vous-même, un simple dossier dans son bureau, un simple livre dans sa bibliothèque. S'il n'a pas non plus été stressé ou a ressenti un sentiment de perte de temps en cherchant une émission intéressante sur un média passif comme la télévision ou encore en cherchant à écouter une station de radio qu'il ne trouvait pas sur une bande FM. »
Le président.
« Vous pouvez répondre à la question ? »
Yves Lasfargues.
« C'est exact, j'ai été stressé en cherchant des livres, sauf que j'ai échangé ce stress contre du plaisir. Parce que, chercher un livre, c'est toute la sensualité de pouvoir feuilleter des livres, de pouvoir les manipuler, alors que la sensualité de l'abstraction, dans mon cas, est nulle. »
L'avocat de la défense.
« Vous n'avez pas de plaisir à former les autres ?
-- Un plaisir extrême à les mettre en garde contre cet outil qui a des côtés merveilleux mais également des côtés dramatiquement pervers.
-- Qui a des côtés merveilleux : ce qui suppose d'autres côtés aussi…
Deuxième avocat de la défense.
« Une toute petite question à monsieur Lasfargues : qu'il dise devant la cour, devant les jurés, quel serait son sentiment si demain les trente-cinq mails , il ne les avait plus. À ce moment là, est-ce que cela ne le frustrerait pas ? »
Le président.
« Est-ce que vous seriez frustré ? »
Yves Lasfargues.
« Certainement pas, puisque je vous ai dit que j'utilisais le Net à titre professionnel, absolument pas à titre personnel. Et, à l'occasion des vacances, lorsque je peux me passer de mon mail quotidien, je m'en passe très facilement. »
Le président.
« Il y a un juré qui voulait vous poser une question. »
Le juré.
« À compter de combien d'heures de pratique quotidienne situez-vous le seuil de dépendance ? Pouvez-vous nous dire si le sevrage est facile -- ce qui semble être le cas, puisque vous vous passez très bien de vos mails ? »
Yves Lasfargues.
« Je crois que le seuil de dépendance n'est pas tellement quantifiable en heures mais plutôt en fréquence. On s'en aperçoit dans les entreprises : il y a relativement peu de cas aberrants où pendant douze heures, l'individu est devant Internet. Ce que l'on constate, c'est qu'il y revient très fréquemment, pour des petites périodes de cinq ou dix minutes.
Non seulement, il veut consulter son mail toutes les heures, pour être bien sûr, un peu comme le possesseur d'un téléphone mobile consulte à tout moment sa messagerie vocale alors même qu'il sait que personne ne lui a téléphoné. C'est donc plutôt la question de fréquence qui indique que l'on a dépassé le seuil fatidique.
Deuxièmement, c'est la notion de : une fois que j'ai trouvé quelque chose, est-ce que je reste ou est-ce que je me mets à cliquer comme une bête . J'emploie cette expression parce que c'est réellement ce qu'on peut voir dans les collectifs où il y a une dizaine ou une vingtaine de personnes devant des terminaux connectés au Net . On s'aperçoit que quelques-uns cliquent, cliquent, cliquent… et que la cliquomanie n'est pas très facile à soigner ! »
Le président.
« Il y a un autre juré qui veut vous poser une question. »
Le juré.
« Je crois avoir compris que vous utilisez Internet dans le cadre de votre formation professionnelle. Songez-vous à cesser définitivement de l'utiliser pour éviter toutes les causes que vous êtes en train de nous décrire ? »
Yves Lasfargues.
« Certainement pas ! C'est certainement une drogue, mais qui est utile par certains côtés. Je le rappelle : si on veut trouver un emploi aujourd'hui, on a intérêt à utiliser Internet.
Mais le drame, c'est qu'il ne faut pas dépasser la dose et je crois que c'est réellement quelque chose à consommer avec modération. Tout le but de la formation est d'apprendre à consommer avec modération. »
Le président.
« On vous remercie monsieur le témoin. Est-ce qu'il y a des questions de la partie civile à l'expert ? »
L'avocat de la partie civile.
« Monsieur l'expert, vous avez parlé tout à l'heure de la
communication en commençant par le cheval, la route ou le rail, et je me souvenais, en vous écoutant, d'avoir lu que pendant toute une période on avait dit : mon Dieu, on va atteindre un jour une vitesse de cent km/h et un corps
humain ne pourra pas y résister ! Et puis, on a atteint cette vitesse de cent km/h et ce n'est pas le corps humain qui n'a pas résisté : c'est simplement la tôle des autres véhicules
parce que la vitesse tue. Est-ce que d'une certaine façon, et d'une façon peut-être symbolique, la vitesse par Internet peut être un facteur mortifère ? »
Paul Soriano.
« Ha ! Nous n'avons pas au cours de notre longue enquête, constaté d'homicide directement imputable à l'Internet. Je crois que les perturbations qu'elle entretient ou qu'elle introduit dans notre temps sont peut-être de nature -- plus perverse ont dit certains -- mais encore une fois, à ma connaissance…
-- Je ne parle pas de mort d'homme, je parlais de la vie, du temps, des relations…
-- Vous voudrez me pardonner mais, en tant qu'expert, j'use assez peu de métaphores. Je préfère encore une fois m'en tenir aux faits, aux réalités matérielles.
Est-ce que Internet peut tuer le temps ? Je dirai que oui, parce qu'à force de faire gagner du temps, elle vous fait multiplier vos activités, vos interventions de toute nature et, au total, on peut craindre que pour certaines personnes fragiles, elle arrive à vous pomper, si j'ose dire, plus de temps qu'à vous en offrir. »
Le président.
« Madame l'avocat général, question à cet expert ? »
L'avocat général.
« Merci monsieur le président.
Internet permet la diffusion rapide et mondiale des informations. Les informations ne sont utiles que si elles sont fiables. Alors, monsieur Soriano, vous êtes expert technique : est-ce qu'il existe, selon vous, une méthode pour permettre la diffusion d'informations fiables ?
-- Là encore, ambiguïté totale ! La réponse à toutes ces questions est toujours : oui et non.
D'un côté, la facilité de publication : n'importe qui sur Internet peut dire n'importe quoi sur Internet, c'est tout à fait avéré. Et donc, la fiabilité de l'information n'est pas bonne. Du reste, certains acteurs particulièrement avisés, sachant qu'ils sont en quelque sorte espionnés par des concurrents, diffusent désormais délibérément des informations inexactes sur leur firme, leur stratégie, leur marketing et leurs parts de marché.
Mais, en contrepartie, Internet permet évidemment des recoupements. Si on prend le temps de le faire, on peut toujours essayer de vérifier l'information, de confronter les sources, et donc, d'une certaine manière -- mais cela peut prendre en effet beaucoup de temps et d'énergie -- de donner une valeur supérieure à cette information.
-- Si on en a le temps…
-- Si on en a le temps, certes. »
Le président.
« La défense d'Internet ? »
L'avocat de la défense.
« Merci. Si on a encore un peu de temps de l'expert technique… L'expert technique nous parle d'ambiguïté : c'est une notion qui est à la lisière de l'expertise technique et d'une autre expertise qui est celle de la psychiatrie… L'ambiguïté, pour vous, est-elle une richesse ou un appauvrissement ? »
Paul Soriano.
« Voulez-vous répéter la question ? »
Rires dans la salle.
Le président.
« Voulez-vous réinitialiser votre question ? »
L'avocat de la défense.
« Tous les dons dont vous faites état dans votre rapport, vous les analysez par, en fait, une multiple réponse à chaque question que l'on vous pose. Ces multiples réponses, ce don d'ambiguïté… ou d'ubiquité, le considérez-vous, sur le plan technique, comme une richesse :
l'homme s'enrichit, Internet enrichit l'homme ou alors : la multiplicité et la multiplication des réponses qu'il lui apporte constituent un appauvrissement ?
-- Au premier abord, l'ambiguïté est le fléau de l'expertise. Nous sommes payés pour trancher. Mais ma réponse est ambiguë car en réalité, un expert qui a à faire à l'ambiguïté a beaucoup de travail, beaucoup -- si j'ose dire -- de business. Notamment s'il exerce, de surcroît, la profession de consultant. Donc, je m'en tiendrai également à cette réponse ambiguë ! »
Le président.
« Est-ce que les jurés ont des questions à poser à cet expert ? Pas de question ? Monsieur Jousselin va répondre aux questions de la partie civile. »
L'avocat de la partie civile.
« Monsieur Jousselin, vous habitez Nantes…
-- Tout à fait !
-- Quel est le nom de vos voisins ?
-- Mes voisins ? J'en ai plusieurs. J'ai l'honneur d'habiter à côté de monsieur […] qui est président du Conseil général, madame […]…
-- Vos voisins immédiats !
-- Immédiats, tout à fait !
-- Vous habitez une maison ?
-- J'habite un appartement. »
Le président fait remarquer qu'il ne voit le rapport avec l'affaire en cours. L'avocat continue.
« Donc ils sont dans le même immeuble que vous ?
-- Tout à fait.
-- À quel étage ?
-- Ils sont… »
Le président.
« Maître, quel est le rapport avec le sujet qu'on traite ?
-- Monsieur le président, chacune des parties est libre de ses moyens…
-- Oui. Mais à condition de rester dans les faits et la personnalité de l'accusée. Mais continuez, on va peut-être comprendre.
-- Il est à quel étage monsieur […] ?
-- Il est au premier étage, je suis au troisième.
-- Comment communiquez-vous avec lui ?
-- Je communique avec lui en le rencontrant dans l'escalier ou de temps en temps, en s'invitant. Mais, je le vois peu parce que… »
Rires dans la salle.
« Lui avez-vous envoyé un mail ?
-- Hélas non, il n'a pas, à ce jour, de boîte aux lettres.
-- Je vous remercie. »
Le président.
« On vous voit mieux venir. Est-ce que madame l'avocat général a des questions à poser ? »
L'avocat général.
« Oui monsieur le président.
Vous nous avez parlé tout à l'heure du fait qu'Internet permet d'augmenter votre autonomie puisque vous pouviez à votre guise choisir de travailler ou de ne pas travailler. J'aimerais simplement savoir comment vous arrivez à discipliner votre temps, c'est-à-dire… »
Une femme du public se plaint que la question est inaudible.
Le président.
« L'organe du ministère public est ce qu'il est madame. Essayez de parler plus fort… »
L'avocat général tapote son micro et repose sa question.
« J'aimerais savoir si vous arrivez à discipliner votre temps, à vous consacrer un moment à vos loisirs, un moment à votre travail, alors que d'un autre côté, vos interlocuteurs attendent des réponses et que vous devez être disponible immédiatement. »
Henri Jousselin.
« Je voudrais préciser qu'Internet n'est pas différent des autres outils que nous avons.
Quand vous devez conduire une voiture, vous devez apprendre à conduire une voiture, vous devez aussi apprendre à respecter un certain nombre de règles. Je crois aujourd'hui qu'il faudrait instituer un permis de conduire sur Internet, justement pour éviter un certain nombre de dérapages potentiels.
Je pense qu'il est tout à fait important, et c'est comme ça j'organise ma vie, de savoir ne pas noyer des gens sous des messages inutiles, d'envoyer à ceux qui ont besoin d'interagir rapidement avec moi. Pour les autres, je mets à disposition l'information à des endroits sur lesquels nous nous sommes disciplinés et organisés pour que, justement, nous puissions travailler à distance.
Moi qui habite cette belle ville de Nantes, je travaille à Paris régulièrement, je voyage, j'ai une maison au bord de mer dans laquelle je vais souvent et j'arrive à partager à la fois mes activités professionnelles et personnelles. Quelquefois, mes clients ne savent pas où je suis. Je suis en fait avec ma famille. Je peux travailler de chez moi, de ma villa de bord de mer. Je crois que c'est bien une nouvelle façon de s'organiser et de travailler et qu'il y a une discipline à observer.
-- Vous travaillez donc en permanence ?
-- Non. Quand je suis au bord de mer, je vais quand même de temps en temps me baigner -- l'été. Je ne travaille donc pas toujours. Je suis aussi de temps en temps avec ma famille.
-- Mais avec votre ordinateur à côté de vous ?
-- Mon ordinateur me suit parce que c'est mon bureau. Mais ce n'est pas parce qu'il est à côté de moi que je l'utilise en permanence. Il est là pour être disponible, pour que je puisse l'utiliser quand j'en ai besoin. »
Le président.
« Pas de question de la défense ? Vous vouliez poser une question ? Allez-y madame. »
Un juré.
« Pensez-vous, à la lumière de ce que vous venez de nous décrire, que la liaison qui existe entre le travail professionnel et le loisir est complètement bouleversée à cause de l'Internet ? »
Henri Jousselin.
« Je pense qu'aujourd'hui les limites du travail sont difficiles à cerner. Dans nos activités professionnelles, de temps en temps on s'amuse et de temps en temps -- quand on dîne avec des amis -- on travaille pour établir des relations.
Les frontières entre le travail et le plaisir sont déjà difficiles à cerner dans la vie courante, alors je ne vois pas ce que l'Internet peut modifier.
Il y a de temps en temps des procès d'intention. Aujourd'hui, des phénomènes absolument identiques existent par ailleurs. L'Internet n'est pas différent des autres moyens de communication.
Je ne vous cache pas que depuis que je n'ai plus la télévision chez moi, la vie de famille est largement supérieure. La télévision individualise les rapports humains à l'intérieur de la cellule familiale alors que par l'utilisation de l'Internet -- en accompagnant les enfants dans un certain nombre d'activités sur l'Internet -- les enfants arrivent à retrouver, dans ces activités et dans leurs centres d'intérêt, d'autres compagnons qu'ils ne trouveraient pas facilement autrement. »
Le président.
« On voit bien d'autres moyens, tels que les téléphones portables, vous suivre dans les salles d'audience : on ne leur fait pas de procès ! Pas d'autre question ?
Avant que l'on suspende l'audience -- pour le repos de la cour et des jurés, comme l'indique le texte -- est-ce que les témoins et experts qui ont été cités ont quelque chose à ajouter avant que la cour les invite à se retirer ? Pas d'observation ? »
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