La greffière.
« Monsieur Louis Pouzin, professeur à Théseus. »
Le président.
« Je vais vous demander, monsieur, votre nom, votre prénom.
-- Pouzin, Louis.
-- Votre âge.
-- 67
-- Votre profession.
-- Professeur informatique télécoms.
-- La ville de votre domicile professionnel.
-- Paris.
-- Est-ce que vous êtes parent ou allié de l'accusée Internet ou en rapport avec elle, ce qui pourrait nuire à la clarté et à la sûreté de votre jugement ?
-- Probablement pas mais j'ai quand même été en rapport avec l'intéressée avant même qu'elle n'existe.
-- Avant même qu'elle n'existe ?
-- C'est-à-dire que j'ai contribué à certaines idées…
-- Elle avait dit qu'elle avait quatre pères tout à l'heure, vous êtes peut-être de cette paternité ?
-- Je fais partie des personnes qui ont conçu un certain nombre d'aspects techniques dont l'Internet se sert aujourd'hui et je m'en suis servi depuis que ça existe, c'est-à-dire depuis au moins vingt-cinq ans !
-- Il semble bien que ce soit avant la naissance de l'accusée. Vous allez jurer de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité, vous levez la main droite et vous dites : je jure.
-- Je le jure !
-- Monsieur le professeur, la cour souhaiterait savoir, au vu de ce que vous avez entendu des témoins de l'accusation, s'il y a des moyens de garantir les libertés individuelles dans l'expérience que vous avez par rapport aux avatars qui ont été évoqués tout à l'heure ? »
Louis Pouzin.
« Je suis d'accord avec un certain nombre de choses qui ont été dites.
Dans la réalité, l'Internet d'aujourd'hui est le résultat d'une conception technique. C'est un outil qui a été conçu par des chercheurs, d'une part pour leur propre usage, d'autre part pour faire des expérimentations.
Depuis quatre ou cinq ans, cet outil dans lequel tout marchait -- pas nécessairement très bien au plan technique, mais dans lequel les gens se comportaient de manière socialement correcte -- a été envahi par une nouvelle population. Pour certaines personnes, Internet a une finalité commerciale, pour d'autres il a une finalité ludique ou non lucrative mais qui peut éventuellement tourner au lucratif lorsque l'occasion se présente. Ces deux populations ont tendance à avoir des intérêts conflictuels.
On peut dire qu'Internet est devenu un outil qui n'est certainement plus très satisfaisant pour le milieu de la recherche puisqu'il est pollué par une quantité d'usages inattendus. D'autre part, ce n'est pas non plus un bon outil commercial, compte tenu qu'il n'offre pas toutes les garanties nécessaires à la liberté individuelle, voire à la vie privée.
Ce que l'on a entendu dire tout à l'heure sur les prospectus électroniques, appelés aussi spams, est un phénomène qui est amplifié pour deux raisons qui ont été citées : cela ne coûte rien ou pratiquement rien et on est à peu près garanti d'impunité étant donné qu'on peut se camoufler facilement. Tant que cette logique sera en place, il n'y a vraiment aucune raison pour que le spam diminue.
Il faut bien voir que cette situation ne durera pas, compte tenu que l'Internet représente un investissement économique considérable et un espoir énorme pour un grand nombre de sociétés commerciales, je ne parle pas des espoirs non lucratifs. Les visions des sociétés commerciales sur l'usage de l'Internet sont énormes. Et de ce fait, on verra forcément apparaître dans les quelques années qui viennent une nouvelle structure dans laquelle on verra des internets que j'appellerais gardés, c'est-à-dire des sous-ensembles, des réseaux dans lesquels l'accès sera bien mieux protégé.
Les utilisateurs seront dûment enregistrés et authentifiés. Cela permettra de leur offrir la possibilité d'un usage anonyme lorsque ce sera une pratique raisonnable. On pourra aussi connaître les sources des trublions : il n'y aura pas de voyous non identifiés et, par ailleurs, les pratiquants du spam devront payer. Dans la mesure où ils paieront en fonction de ce qu'ils émettent et en fonction de ce que d'autres reçoivent et non pas simplement pour un seul message, il est certain que ce genre de pratique va, non pas disparaître -- il y aura toujours des prospectus -- mais elle reviendra à un niveau raisonnable.
Pour ce qui est -- on dira -- des points faibles de l'Internet actuel, il s'agit de tout ce qui a trait à l'identification ou à la révélation des habitudes des personnes. Aujourd'hui ce n'est pas très facile de se protéger parce que n'importe qui pouvant faire n'importe quoi sans courir aucun risque, l'individu qui est toujours en bout de chaîne a très peu de moyens de se défendre. Un système où il n'y a aucune police et aucune facturation individuelle fine permet tous les abus.
Dans des internets gardés , ce phénomène sera très sensiblement réduit. Les moyens d'authentification et de protection existent au plan technique. S'ils ne sont pas en place aujourd'hui, c'est dû à ce qu'Internet dans son ensemble, ne relève pas d'une administration bien définie. Il implique un grand nombre d'acteurs qui ne sont pas nécessairement d'accord les uns avec les autres, qui sont situés dans des pays où il y a une multitude de législations non compatibles. On peut dire que cet Internet mondial, dans lequel il n'y a pas vraiment d'autorité ni de police, est certainement très utile à la communication, mais il a ses limites. Toutes les activités dans lesquelles on voudra mettre en place des commerces avec garantie de service, garantie d'authentification, etc., seront mis en place probablement par des consortiums -- des consortia -- d'opérateurs téléphoniques ayant des contrats avec un certain nombre de fournisseurs de service de manière à garantir à la fois la qualité, l'authenticité des utilisateurs ou des consommateurs lorsque c'est nécessaire et à s'assurer qu'ils ne sont pas pénétrés de manière indue.
Il à peu près inévitable que ce phénomène apparaisse dans les quelques années qui viennent. Ce qui veut dire que l'on aura toujours la possibilité d'aller sur la place publique de l'Internet global mais lorsque l'on voudra avoir des activités, soit plus confidentielles, soit représentant une valeur économique plus importante, on s'adressera à un de ces internets gardés qui sera un peu l'équivalent des clubs ou des propriétés gardées dans lesquelles on peut opérer sans trop de risques.
Il y a un autre type de menace que je signale parce qu'en fait, il me paraît à la fois plus insidieux et plus difficile à maîtriser. C'est le monopole de certains outils d'accès à l'Internet, c'est-à-dire l'obligation d'utiliser certains logiciels dont la propriété et le prix seront fixés de manière totalement incontrôlable par un
petit groupe d'individus. Il ne faut pas oublier qu'en anglais bill ça veut dire facturer et que gate ça veut dire porte. On ne pouvait pas l'inventer !
Ce à quoi on peut donc s'attendre -- également dans une logique commerciale qui, si elle n'est pas prise en compte, se déroulera d'une manière tout à fait naturelle -- c'est qu'on évolue vers une situation à laquelle on est presque arrivé et dans laquelle l'Internet -- je me parle pas de son contenu mais de ses accès -- sera contrôlé par un monopole qui, même s'il prélève une quantité infime d'argent à chaque accès ou à chaque transaction aboutit en fin de compte à une fortune colossale qui permet d'acheter tout ce qu'on veut acheter y compris les contenus.
Quelle différence y a-t-il entre cela et une mafia ? Je dirais peut-être que la seule différence est qu'on n'assassine pas… en tout cas, pas encore ! »
Le président.
« Fouquet pourrait raconter à Bill Gates ce que lui avait fait Louis XIV quand il avait voulu devenir plus riche que lui. C'est une des choses qui peuvent peut-être arriver, on commence à en entendre un peu parler !
On va faire venir l'expert et ensuite on posera les questions. Si vous voulez bien vous asseoir, monsieur le professeur. On vous posera des questions avec l'expert. »
© 1998-2001 denoue.org