Le président.
« Maître Doumic, vous avez la parole pour les valeurs morales. »
L'avocat de la partie civile.
« Monsieur le président, madame et monsieur les conseillers, mesdames et messieurs les jurés. Je viens ici pour défendre une oubliée, une mal-aimée, une méprisée. Je viens pour défendre une petite fille blonde avec deux couettes, qui voudrait seulement qu'on la laisse courir dans les jardins du monde. Je viens
pour défendre la morale.
Oh, je sais ! Du fait de son absence à mes côtés, la défense aura beau jeu de vous la présenter comme ce qu'elle n'est pas : austère et grave, vieille dame castratrice aux yeux fous. Mais c'est moi, personnellement, qui ait tenu à ce qu'elle ne soit pas présente aujourd'hui. Elle est trop jeune et si depuis des siècles elle résiste vaillamment aux coups, aux bleus et aux crachats, je ne voulais pas qu'aujourd'hui, une fois de plus, elle se sente prise en otage. Otage, elle ne l'est que trop souvent : otage des associations bien pensantes, otage des journalistes politiquement corrects, otages des films manichéens, otage des procès politiques ! On la ridiculise sous couvert de la protéger et on l'oublie quand on la blesse. Morale oubliée qui dit aujourd'hui simplement qu'il est mieux de respecter que de mépriser, qu'il est mieux de protéger que d'écraser, qu'il est mieux d'aimer que de haïr.
Oui ce bien existe, dame Internet. Et c'est ce bien qu'il me faut aujourd'hui défendre contre vous. Avec vous Internet -- nous l'avons bien compris depuis de début des débats hier -- le mot d'ordre n'est pas liberté , le mot d'ordre est impunité. Impunité et donc : confusion. Bien ou mal, avec l'Internet, cela n'a pas d'importance : tout est nivelé. Avec Internet, la morale est morte.
Impunité, parce que chaque État ne peut contrôler que les infractions qui sont punissables dans son propre territoire. Réseaux pédophiles en Amérique du Sud, connexion Internet : que peut faire la France ? Réseaux néonazis en Amérique du Nord, connexion Internet : que peut faire la France ? Et si moi j'ai un superbe teckel -- tatoué comme celui de la grand-mère dont parlais mon confrère il y a quelques instants -- et que je veux que ce toutou ait des petits, je crée un site destiné aux possesseurs de teckels et nous échangeons nos produits. Pour faire la même chose avec des femmes, il suffit de prendre une adresse Internet au Venezuela ! Bien sûr, il existe aussi des sites de protection de la famille : la défense pourra vous le dire, la défense pourra vous montrer les preuves qu'elle a à ce sujet. Mais hier, Gérard Miller -- psychiatre, témoin -- vous l'a dit, je cite : sur Internet, il y a bien plus de sexe que de savoir et il y en a pour tous les goûts ! La vente de cassettes vidéo pornographiques fait encourir en France une lourde peine. Et l'Internet ? Il faudrait exonérer Internet de toute responsabilité ?
Non, je le dis : aujourd'hui, Internet est complice des contenus illicites, Internet est coupable. Lire la presse à ce sujet est tout à fait édifiant : on apprend que la mafia gagne beaucoup de temps et beaucoup de sécurité grâce à sa communication via Internet, on apprend que l'Internet permet des ventes d'armes habilement déguisées. Cinq ans ferme requis en France contre un membre du GIA surpris, grâce à une conversation téléphonique sur son portable, en train de monnayer des armes automatiques. Et combien requis contre celui qui, grâce à des sites miroirs et des codes secrets, fait tranquillement ses transactions sous le couvert de votre manteau, madame ? Rien… pas de réquisition ! Ni vu, ni connu, ni puni ! La culpabilité d'Internet est grande.
La défense pourra toujours vous dire que les progrès s'accompagnent de quelques inconvénients, qu'il ne faut pas tout rejeter pour quelques vices. Soit ! Mais encore faut-il qu'il y ait plus de progrès que de vices. La défense vous dira encore que ce n'est pas Internet qui est coupable, mais les internautes, que l'Internet ne fait que refléter ce qu'on lui donne et que ce n'est pas, par exemple, le minitel rose qui créé les échangistes, mais les frustrés qui ont provoqué l'apparition du minitel rose. Faux arguments ! L'hypocrisie qui nous fait considérer l'adultère comme une faute grave tout en galvaudant l'amour sur 3615 et en laissant vendre les corps à la devanture des marchands de journaux ne doit pas vous empêcher d'ouvrir les yeux sur la réalité de ces réseaux que vous ne voulez pas voir. Pas responsable de l'usage que l'on fait de vous, madame… avez-vous dit tout à l'heure. Et qui vous empêche de vous déconnecter, de vous bloquer, de dire non ?
Vous ne plaidez pas partie civile contre la morale pour avoir été violée par elle, à ce que je sache, et je ne suis pas aujourd'hui en défense ! Le témoin mère de famille l'a dit tout à l'heure : l'autorégulation est illusoire, elle n'existe pas. Internet n'est pas seulement le reflet de nos vices, il en est l'amplificateur, il est coupable de recel. Faut-il vous rappeler -- monsieur le président, madame et monsieur les conseillers, vous pourrez le dire à mesdames et messieurs les jurés -- que le receleur encourt la même peine que le voleur et est condamné généralement plus lourdement ? Et faut-il même seulement vous poser la question, mesdames et messieurs les jurés : qui, de la pute ou du maquereau, est le plus responsable ? Qui est le plus coupable ?
Internet, vous faites plus que tout permettre aux consommateurs, bien ou mal : vous leur permettez l'utilisation de l'image d'autrui. Imaginons un avocat que ses clients appelleraient en prison par son prénom parce qu'ils auraient du mal à retenir son nom de famille, par exemple : Me Solange. Imaginons un avocat, un confrère, un mauvais confrère qui, concurrent, voudrait nuire à l'avocat que l'on appellerait par son prénom, qui prendrait ce prénom et une photo et la truquerait et monterait un site à partir de son prénom… Voyez le préjudice subit ! Quoi faire ? Rien ! Et… regardez ! »
L'avocat montre la photo d'une femme nue qui a son visage.
« Solange ! C'est mon prénom. Et regardez la photo qui suit ! Je montre au public… »
Rires massifs dans le public.
« Superbe corps de femme nue. Malheureusement, ce n'est pas le mien, mais on pourrait le croire, monsieur le président et on pourrait croire que je suis consentante. Et, quand mes clients me cherchant tomberont là-dessus, croiront-ils réellement que je suis avocat ? Non, Internet, c'est grave.
Plus grave encore : création de rumeurs. Vous vous rappelez peut-être, il y a un mois, une maternelle aux États-Unis a renvoyé un petit garçon de cinq ans parce qu'il avait embrassé une fillette sur la joue. Vous vous le rappelez, on en a beaucoup parlé aux informations… L'anti-américanisme en a été tout revigoré ! Et bien… c'était une fausse rumeur lancée par Internet ! Qui le sait ? Qui l'a dit ? Les Français ont pu penser, les Européens ont pu penser : les Américains sont vraiment vraiment très ridicules ! Mais c'était faux !
Plus grave encore, de plus en plus grave : délinquance financière. Un commissaire vous a dit ici, à la barre des témoins, que la délinquance financière avait augmenté avec un coefficient multiplicateur et, bien sûr, comme vous l'a dit mon confrère, mettre son numéro de carte bleue sur Internet, c'est comme si on criait son code dans le métro à Paris.
Non, l'Internet ce n'est pas seulement le reflet de l'absence de morale des utilisateurs : l'Internet est un amplificateur de vices. Pensez à ce que vont devenir vos enfants, sans contact physique
avec le monde extérieur, apprenant sur écran à jouer au piano et surfant sur des sites
pornographiques au lieu d'échanger des secrets à l'oreille de leurs camarades dans les cours de récréation. Ils auront des visages blafards, des membres tout maigres, mal attachés à
des corps rachitiques et d'étranges pensées malsaines dans trop grosses têtes aux yeux proéminents.
Le professeur Miller -- je vous le rappelle, psychiatre et témoin -- a dit hier devant votre cour et je cite à nouveau : Internet propose une sexualité qui prend le relais des poupées gonflables dont on peut reconnaître qu'elles présentent une très vive avancée hygiénique. Infractions financières, diffamations, fausses rumeurs, plus grave que tout… l'Internet tue l'amour. Internet multiforme, aujourd'hui au joli visage, qui êtes-vous ? Aimer, a dit Alain, c'est trouver sa richesse hors de soi. Quelle richesse nous offrez-vous madame ? Avec cet amour aseptisé, abaissé, avili, que ces internautes cherchent fébrilement sur leurs écrans en trouvant des enfants tristes avec des yeux grand ouverts. Avec l'Internet, on ne donne rien : on reçoit.
Et l'Internet ne serait pas coupable ? L'Internet ne serait pas responsable de ces contenus illicites ? Il ne serait pas plus responsable que l'arme à feu, par exemple, n'est coupable du crime ? Arme soit, mais arme vivante qui bouge aujourd'hui dans le box et qui bouge tous les jours par les réseaux, arme de septième catégorie dont il faut à tout prix contrôler l'utilisation. Les techniques sont là pour aider l'Homme à grandir, pas pour flatter chez lui ses instincts les plus bas.
Les qualités de l'Internet -- dont la défense va vous dresser le
flatteur tableau -- vous devrez en tenir compte pour apprécier à quelle peine l'accusée doit être condamnée. Peut-être de ce fait, pourrez-vous ne condamner l'Internet qu'à une peine
de sursis mais, dans ce cas, à une peine de sursis lourde et assortie d'une mise à l'épreuve d'au moins cinq ans, avec obligation de se contrôler. Les témoins vous l'ont dit : aujourd'hui, aucune régulation ; demain, peut-être une
possibilité de régulation. Seule une condamnation de votre part peut permettre à l'accusée la prise de conscience nécessaire de cette régulation et seule votre condamnation pourra permettre à la petite fille que je
défends, de se coucher le soir, tranquille, et de rêver en regardant les étoiles. »
Le président.
« Je dois dire, maître, que ce procès apporte bien des satisfactions au magistrat que je suis, et d'abord le plaisir d'avoir en vingt-deux ans de carrière, pour la première fois la morale dans un prétoire de justice. La morale est de retour. »
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