La greffière.
« Monsieur Gérard Miller, expert psychiatre. »
Le président.
« Vous êtes monsieur Gérard Miller ?
-- Oui.
-- Quel est votre âge ?
-- 49 ans.
-- Votre profession ?
-- Psychanalyste.
-- La ville de votre domicile ?
-- Paris.
-- Est-ce que vous êtes dans un lien de famille ou de dépendance à l'égard de l'accusé, est-ce que vous avez un lien de famille avec l'Internet ?
-- Écoutez…, comme je vais essayer de le montrer dans
l'expertise, le propre de l'Internet, c'est qu'on ne sait pas en général le lien que l'on entretient avec elle. Donc au risque d'être récusé, je me permets de dire que je ne le sais pas.
-- Vous allez jurer d'apporter votre concours à la justice en votre honneur et en votre conscience. Levez la main droite et dites : je le jure.
-- Je le jure !
-- Est-ce que vous voulez fournir à la cour le résultat des opérations auxquelles vous avez procédé, puisque vous avez procédé à l'expertise d'Internet ? »
Gérard Miller.
« Je le ferai d'autant plus volontiers que le psychiatre virtuel que je me trouve être aujourd'hui peut mettre en évidence, sans doute, les trois symptômes principaux de celle que vous avez aujourd'hui devant vous.
Le premier symptôme qui m'a retenu est ce qu'on pourrait considérer comme sa dimension obsessionnelle. Internet fait souvent l'éloge du savoir qu'elle a engrangé. Des milliers, des millions d'informations, de connaissances qu'elle aurait réussi à capter et qui seraient finalement à la disposition de tous.
Mais, vous savez, les psychanalystes et les psychiatres ont souvent l'habitude de rencontrer des gens dont le désir est extrêmement complexe. Il suffit par exemple que quelqu'un achète un livre pour avoir le sentiment qu'il est plus cultivé, même s'il ne le lit pas, que celui qui n'a pas acheté le livre. C'est un peu ce qui se passe avec Internet : l'assurance d'avoir derrière l'écran autant de savoir dispense d'aller consulter. Et du coup, Internet, contrairement à ce qu'elle prétendra certainement, loin de contribuer à l'enrichissement culturel du monde, de rendre si disponible, si facile l'accès au savoir, fait que chacun se dit : ouf ! Après tout, il sera toujours temps demain d'aller regarder des sites autrement plus culturels que ceux que j'ai l'habitude de voir.
Et c'est cela finalement la démarche obsessionnelle d'Internet. Vous savez, il y a un très joli terme de la langue française, que Proust utilisait : procrastination. Cela a l'air d'être un terme érudit, la psychanalyse le reprend. C'est la démarche de l'obsessionnel qui se dit : ce que je pourrais faire aujourd'hui, ce serait encore mieux de le faire demain, remettre au lendemain ce que de toute façon on n'a pas vraiment envie de faire le jour même.
Et bien ça, c'est le premier symptôme d'Internet. Le savoir, nous n'allons jamais vers lui, nous avons toujours le sentiment qu'il est si proche de nous, qu'il est si accessible, que finalement, il n'est nul besoin d'aller le partager. Et donc -- contrairement à ce que j'ai déjà entendu dire par Internet, qui croit rapprocher les hommes, qui croit les rapprocher du savoir, des connaissances, des informations -- en fait, Internet met à distance les hommes du savoir, des connaissances qu'elle a, justement par la facilité, paradoxalement, qu'elle leur donne. Et vous voyez finalement que c'est un trait très obsessionnel d'Internet que de rendre les choses faciles -- trop faciles -- pour finalement tuer le désir qu'on pourrait avoir de les consulter.
Le deuxième symptôme était déjà présent un petit peu dans ce qui s'est dit jusque là. C'est, après le rapport au savoir, le rapport à la sexualité. Ça n'est pas pour rien, qu'Internet se présente à vous sous les traits qui ne sont pas les seuls qu'elle possède -- car c'est un visage multiple -- sous les traits d'une jeune femme séduisante. Vous savez qu'Internet a multiplié les sites à connotation sexuelle. Je dirai d'ailleurs, pour faire le lien avec le premier symptôme, qu'il y a bien plus de sexe que de savoir sur Internet. Et on croit du coup -- c'est là aussi une des dimensions d'Internet -- qu'elle va nous rapprocher, par exemple, physiquement les uns des autres.
Est-ce que vous vous êtes demandé monsieur le président, pourquoi c'était les Américains plus particulièrement qui avaient, si j'ose dire, donné naissance à Internet ? Elle a peut-être de nombreux pères et mères mais c'est quand même sur ce territoire qu'elle est née. C'est que les Américains -- et je voudrais attirer l'attention de la cour sur ce point qui n'est pas assez souligné, qui explique la dimension psychologique de votre accusée -- c'est que les Américains entretiennent avec leur corps, un rapport particulièrement douloureux. Et depuis de nombreuses années, ils espèrent effectivement pouvoir tenir le plus à distance possible le corps de l'autre. Vous savez ce qui est frappant dans la sexualité d'Internet, c'est justement qu'elle réussit à nous préserver du corps de l'autre. On parle sexualité mais, voyant l'âge moyen des jurés et de la cour, je suppose que vous avez déjà eu l'occasion de remarquer que la sexualité suppose un contact avec la sueur, un contact avec la peau, un contact avec le sperme. C'est de cela qu'Internet nous préserve. Elle met le plus possible à distance le corps de l'autre et nous introduit à une sexualité qui, paradoxalement, prend le relais des poupées gonflables.
Je sais que votre cour n'a pas jugé bon, il y a un certain nombre d'années, de traduire devant elle les poupées gonflables qui, pourtant, représentaient une très vive avancée hygiénique, permettant effectivement comme Internet de se préserver du corps de l'autre. La particularité d'Internet, c'est tout de même, sans doute, de nous ramener tous à l'enfance. Le rêve de l'enfant, c'est de réussir le matin à ce que les pollutions nocturnes qu'il a pu connaître, soient suffisamment effacées de ses draps pour que sa mère puisse croire qu'il est toujours un chérubin. C'est un petit peu ça, Internet. Lorsqu'on se déconnecte, comme l'enfant qui a effacé les pollutions nocturnes sur ses draps, on a le sentiment que même si on a consommé l'acte et bien, on l'a consommé sans pécher.
C'est donc une sexualité que je trouve tout à fait dangereuse puisqu'elle met à distance l'autre et qu'en plus, elle donne le sentiment qu'on peut effectivement se livrer à la sexualité sans en être marqué.
Le troisième symptôme -- et j'en aurai fini de cette expertise virtuelle -- le troisième symptôme, je dois dire, me semble beaucoup plus inquiétant. Ce sera sans doute présent dans les débats : vous savez qu'Internet a fréquenté des gens infréquentables. Vous me direz que manifestement elle n'est pas la seule et que, le hasard des calendriers fait que nous nous tenons un vendredi qui risque être noir pour d'autres raisons*. Mais, les gens infréquentables, même s'ils sont de plus en plus nombreux, Internet ne nous permet pas vraiment de les discerner et je crois que c'est sa caractéristique psychologique la plus dangereuse.
Il y a une vraie perversion dans Internet que je résumerai de cette façon là : Internet réussi à rendre tout équivalent. Que vous vous branchiez sur un site nazi ou sur le site des orphelins de la police, que vous branchiez sur une université ou que vous vous branchiez sur des passionnés de cinéma, tout à l'air d'être égal, tout à l'air de participer du même flux. C'est donc finalement une attitude très perverse que d'empêcher de distinguer le bien du mal, le vrai du faux et c'est pour ça -- j'aimerais aussi attirer l'attention de la cour -- qu'Internet est tout particulièrement le lieu des rumeurs.
On pourrait croire que c'est un hasard, que cette jeune personne si sophistiquée, à laquelle la science finalement a fait faire des progrès étonnants, se retrouve familière de tous ces petits bruits, de toutes ces choses invérifiables, de toutes ces accusations non fondées. Ce n'est pas un hasard. C'est que justement, Internet ne permet pas de discerner quoique ce soit. C'est une situation de confusion mentale qui risque souvent de prendre celui qui se livre à cette machine. Je crois qu'il n'est peut-être pas négligeable de dire que, même si l'Internet se fait l'éloge de la liberté d'expression, si elle croit être la muse de la liberté, dans le même temps, elle est la muse de la confusion. Je pense que c'est un de ses traits de se présenter sous un jour aussi plaisant pour, d'une certaine façon, comme on le voit dans les histoires mythologiques, nous endormir.
Alors je terminerai simplement en vous disant que ce qui rend très difficile cette expertise psychiatrique, c'est que moi-même je ne m'excepte pas des symptômes que je remarque chez Internet.
Je suis depuis un certain temps internaute. J'ai pu constater à quel point cette emprise était forte et je crois que ce procès en est la preuve, et mon témoignage aussi. Je crois que même lorsque l'on veut la condamner, on la sert encore.
Vous croyez, monsieur le président, mesdames et messieurs, vous croyez être autonomes, vous avez juré de dire la vérité. À votre façon, vous croyez effectivement qu'aucun pouvoir n'est sur vous. Je peux vous dire, en fait, que c'est comme dans les histoires de Fantômas : Internet, et vous le savez bien, fera son beurre de ce procès, ce procès même d'une certaine façon, c'est elle qui le tient. Qu'elle soit condamnée ou qu'elle soit libérée, elle sait déjà qu'elle aura le dernier mot et que le soir, lorsque vous rentrerez chez vous, la plupart d'entre vous tapotera sur son clavier et je dirai, d'une certaine façon, c'est elle qui vous rendra la justice.
-- Merci monsieur l'expert, passons aux questions. Il y a une question que l'on pose traditionnellement en cour d'assises : est-ce que l'accusée est amendable, c'est-à-dire : est-ce qu'elle est apte à se corriger de ses défauts ?
-- Je suis d'autant plus à l'aise pour vous répondre que je suis psychanalyste. L'accusée n'est absolument pas amendable. C'est même l'un des traits dominants de l'accusée et de la science qu'elle représente. Tout ce qu'elle pourra faire, monsieur le président, elle le fera, quelles que soient les commissions d'éthique…, les jugements. Tout ce que la science peut faire, elle le fait et notamment le pire.
-- Est-ce que la partie civile a des questions à poser à monsieur l'expert ? »
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