Le président.
« Je vais donc donner la parole à la défense de dame Internet. »
L'avocat de la défense.
« Monsieur le président, madame, monsieur, mesdames, messieurs les jurés.
C'est une très difficile tâche qui m'échoit à l'instant même,
parce que tant l'accusation que les parties civiles ont fait l'objet de rigueur et d'un talent exceptionnel, qu'au moment où je vous parle, pèse sur l'Internet une très lourde présomption
d'innocence ! Je vais m'efforcer, dans le délai court imparti et qui est la règle de notre exercice, de vous demander, purement et simplement, d'acquitter l'Internet.
Le général De Gaulle disait : On ne s'appuie que sur ce qui résiste. Est-ce que devant vous ont été évoqués des faits qui résistent à un examen sérieux ?
L'Internet est ce qu'en ont fait les Hommes. Ma cliente vous l'a dit ce matin, elle n'a fait que mettre des machines en contact. Je dis : elle n'a fait que mettre l'Homme universel en contact avec lui-même. Ce qu'a fait l'Homme de cet outil, c'est le problème de l'Homme !
Les cookies ! Ma cliente est la première à avoir combattu les cookies. C'est un scandale et, monsieur l'avocat général, je ne vous suis pas. À aucun moment, on n'aurait dû tolérer les cookies. Les cookies , c'est finalement lorsque votre regard va se porter sur une librairie, vous allez flirter avec un livre pornographique -- pas vous monsieur l'avocat général ! Je parle du public en général -- ou encore un livre sur les armes. Cette vision de votre propre vue, elle vous est propre à titre personnel, le libraire ne l'a pas captée, en revanche, le cookie le fait lui. Donc vous avez raison de dire : c'est insupportable ! Et l'Internet, ma cliente, s'est bagarrée pour l'arrêter.
Alors elle a dit aux internautes : vous êtes d'abord des citoyens, utilisez cet outil et faites en quelque chose de propre, d'où, comme le disait mon excellent confrère, des générations de navigateurs sont venues toiletter et ma cliente a été parmi les premiers à dire : vous, les marchands qui êtes rentrés dans le temple, ce temple que moi l'Internet j'avais au départ fait… Quoi au départ ?
Le temple de l'Internet, c'est de l'échange, c'est : je te donne, tu me rends… C'est une philosophie non marchande, c'est une philosophie du don, c'est une philosophie du troc. Vous les marchands, vous êtes rentrés dans le temple, n'imposez pas ces règles là qui sont, nous le disons comme vous, attentatoires aux libertés, très gravement attentatoires. Donc le grief des cookies, ne nous le donnez pas à nous, allez vers les marchands. Quand bien même certains figurent parmi les jurés, je suis très libre de dire : oui, ces marchands là doivent avoir des règles déontologiques absolument claires et propres !
La débauche des fichiers ? C'est juste. Mais aujourd'hui on estime que la loi Informatique et Libertés, en France, est respectée à 0,5 %. C'est à dire que la Commission Nationale Informatique et Libertés, qui est venue tout à l'heure en expert technique devant nous, avec ses meilleurs experts, ne nous a pas dit qu'elle n'avait que cinq cent mille traitements qui étaient déclarés. Mais on estime à cent millions les traitements, ce qui est tout à fait normal puisqu'on sait qu'il y a au moins deux millions d'entreprises, petites entreprises, et que chaque entreprise a dix traitements au minimum et que beaucoup de grandes entreprises ont des centaines de traitements. On sait qu'il y a cent millions de traitements. La loi Informatique et Libertés est donc respectée à 0,5 %, ce qui signifie, en droit, qu'il y a une criminalité occulte de 99,5 %. Elle existe, elle est là. Nous faisons confiance à monsieur l'avocat général, nous faisons confiance aux services de police, pour la réduire.
Elle existe, pourquoi voudriez-vous créer un régime discriminatoire de l'Internet pour dire que l'Internet doit être nettoyée de tous ces fichiers là ? Pourquoi pensez-vous que l'Internet doit être plus forte que le régime normal ? Pourquoi cette discrimination à rebours où vous exigez de l'Internet quelque chose que vous n'exigez pas des autres ? Pourquoi cela ? D'autant plus que le législateur communautaire, dans sa sagesse, vient d'édicter une directive et que la loi française à venir va sûrement affaiblir la possibilité d'aller contre cela. Donc, ne diabolisons pas, ne diabolisez pas -- vous les accusateurs de l'Internet -- Internet sur cette question-là !
La sécurité des données ! On dit : vous l'Internet, vous allez
devoir me garantir la sécurité des données. Je vais vous lier les mains, je vais vous jeter dans la mare et vous allez devoir rejoindre l'autre bord ! Pourquoi est-ce que je parle comme
cela ? Parce que la sécurité des données -- tout le monde le sait -- passe par l'autorisation de crypter ! Or en France, et ma cliente -- qui est multi-nationalité mais aujourd'hui
française, parce que jugée en France -- sait que le droit français, jusqu'à il y a très peu de temps n'a pas toléré du tout du tout du tout qu'on puisse crypter ! Pourquoi ? Parce
que c'était un monopole de État ! Et de État de qui ? Du ministère de l'Intérieur. Pourquoi le ministère de l'Intérieur avait-il le monopole du cryptage ? Parce qu'il s'agit d'une arme !
Effectivement, les histoires racontent que pouvoir déchiffrer et chiffrer les informations en temps de guerre, c'est une arme.
Donc le commun des mortels ne peut pas chiffrer. Mais cela veut dire que lorsqu'on communique sur l'Internet, on communique par carte postale. Cela veut dire que toute personne qui communique sur l'Internet n'a pas droit à communiquer avec une enveloppe fermée pour bénéficier du secret de la correspondance. Cela veut dire que la loi française contraint de dévoiler. Pourquoi cela ? Parce que manifestement tous les citoyens sont en suspicion. On est en suspicion de manquement d'écrire sur l'Internet des choses que nous pourrions écrire sur du papier ! À nouveau, l'Internet a un régime dérogatoire discriminatoire.
Alors nous, nous disons : droit de cryptage sur l'Internet ! Parce que, effectivement, nous serons en mesure de respecter l'article 8 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme : toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et… de sa correspondance. Et de sa correspondance sur l'Internet ! Ne se poseront plus alors les griefs que vous nous faites, à nous, et que vous faites à ma cliente, de ne pas pouvoir sécuriser ses données. Vous ne me donnez pas les moyens de sécuriser… je ne peux pas ! La loi française va commencer un petit peu à bouger avec des décrets d'application qu'attendent tous les professionnels. Mais cela ne sera pas encore suffisant pour qu'il y ait une sécurité des transactions et de la confidentialité sur Internet. Il faut que la cryptologie soit autorisée.
On nous dit, bien sûr : mais si vous faites cela, vous allez permettre à la mafia, vous allez permettre à tous ces gens-là de passer des messages via l'Internet. Comme si la mafia attendait qu'il y ait une législation pour la respecter ! Comme si la mafia ne cryptait pas déjà tous ses messages ! Comme si la mafia, par définition, n'était pas déjà hors-la-loi ! Donc, on nous donne déjà un discours anti-article 8 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme et ma cliente demande, puisqu'elle est aujourd'hui en France, de pouvoir bénéficier de ce droit.
Je vais terminer, je serai court : c'est elle la Liberté… c'est elle la Liberté ! Elle est la seule à avoir réuni au plan mondial l'idée fabuleuse d'anéantir les frontières. Elle est la seule, personne d'autre, personne d'autre ne nous permet de communiquer avec un opposant chinois ou un opposant de Vitrolles, personne d'autre ne nous permet… Elle est la seule à pouvoir rassembler toutes ces machines en communication et elle est la seule à pouvoir mettre en valeur l'article 10 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme : toute personne a droit à la liberté d'expression, ce droit pourvoit à la liberté d'opinion et à la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence des autorités publiques et sans considération de frontières. Elle est la Liberté, elle est la Liberté ! Personne d'autre !
L'Internet sera ce que les hommes et les femmes en feront et nous vous demandons de l'acquitter complètement, sans état d'âme, et pour tous les griefs qui vous ont été évoqués aujourd'hui. »
Le président.
« La cour vous remercie maître. La loi prévoit qu'avant de partir en délibéré, le jury et la cour entendent pour une dernière fois l'accusé, qui doit toujours avoir le dernier mot au procès. »
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