L'huissier.

« Monsieur Paul Soriano, directeur de l'Institut de Recherche et de Prospective Postale. »

Le président.

« Je vais vous demander votre nom, votre prénom…

-- Soriano, Paul.

-- Votre âge ?

-- Une cinquantaine d'années. »

Rires dans la salle

Le président.

« Oui, tant qu'on ne passe pas à la dizaine supplémentaire, ce n'est pas trop grave… profession ?

-- Je suis le président d'un institut de recherche et de prospective postales.

-- Votre domicile professionnel, dans quelle ville ?

-- À Paris, dans le XIVe arrondissement.

-- Est-ce que vous êtes dans un lien de famille ou de dépendance avec Internet ?

-- À ma connaissance, aucun lien familial. En revanche, je la fréquente avec assiduité, mais de manière parfaitement désintéressée, pour pouvoir accomplir mon office d'expert.

-- Bien, vous aller jurer d'apporter votre concours à la justice en votre honneur et en votre conscience. Vous levez la main droite et vous dites : je le jure.

-- Je le jure !

-- Vous avez publié, monsieur l'expert, un rapport qui est disponible sur Internet. Est-ce que vous pourriez nous donner les grandes lignes de votre rapport ? »

Paul Soriano.

« Nous avons en effet déposé un rapport d'expertise auprès de la cour. Il est disponible sur Internet et -- je l'ajoute en signe de neutralité -- dans toutes les bonnes librairies à Paris et en province. Ce rapport est intitulé : Internet et Nous.

-- On va le faire passer à la cour pour que l'on puisse être édifié. Il faudra nous le dédicacer !

-- Je souhaiterais, avant toute chose, établir une distinction nette avec une précédente expertise. Je n'évoquerai pas, pour ma part, les mœurs de l'accusée, ni sa libido multimédia mais désodorisée. En tant qu'expert voué à l'exactitude, je m'en tiendrai aux faits.

La première remarque qu'on peut faire, concernant l'espace et le temps, c'est qu'il va être extrêmement difficile de se prononcer sur le comportement de l'accusée et les conséquences de ce comportement sur l'espace et le temps, tout simplement parce que la première caractéristique de l'accusée, c'est une extraordinaire ambiguïté. Je veux dire par-là que toute affirmation concernant l'accusée appelle presque immédiatement l'accusation contraire -- et néanmoins vérifiée. À titre d'exemple sur l'espace : on dit qu'elle est globale, planétaire, cosmopolite, ce qui est exact, il n'est non moins exact qu'elle est capable d'être locale, en ce sens que grâce à elle, n'importe quel individu ou collectivité locale, justement, peut s'afficher, commercer et même avoir toutes sortes d'activités à l'échelle planétaire.

Plus locale encore sous certains de ses avatars qu'on appelle en général des intranets, des intranets municipaux par exemple. Elle est même capable d'offrir de très riches applications exclusivement locales.

En ce qui concerne l'espace, je voudrais aussi apporter une précision à la cour, je ne l'ai pas entendu évoquer jusqu'ici : elle entretient également une ambiguïté en ce qui concerne son habitat. On a parlé de son papa, de sa maman. Je rappelle que des rumeurs assez fondées nous font savoir que son vrai papa serait un militaire américain ce qui, je crois, ne manque pas d'intérêt, même si ce n'est pas officiellement établi. Mais, en tout cas, ses parents habituels ont des relations encore une fois assez ambiguës avec elle.

Elle est à certains égards le squatter des réseaux de télécommunications -- du réseau de téléphone en particulier -- qu'elle occupe, à ma connaissance, sans titre et sans acquitter régulièrement de loyer. Jusqu'à présent, on pourrait dire que c'est plutôt le statut d'une enfant chez ses parents. Mais il faut savoir qu'elle a pris également l'habitude de développer des activités commerciales, dans son squat, qui font concurrence aux activités des propriétaires de ces espaces, à commencer par… les compagnies du téléphone. Cela me paraissait mériter d'être observé.

En ce qui concerne le temps, l'ambiguïté est à son comble. On dit qu'elle fait gagner du temps : c'est tout à fait exact. Un email, une transaction -- notamment une transaction commerciale -- ne mettent que quelques secondes pour parcourir l'étendue de la planète ; mais en même temps, elle fait perdre beaucoup de temps. Je retiens le terme employé par le témoin : elle est chronophage, et de plusieurs façons.

Pour commencer, je dirai, et il suffit de la regarder pour s'en convaincre : on constate que ce n'est pas une personne d'abord aisé. Je veux dire par là que pour accéder à ses faveurs, Internenette -- comme la surnomment certaines organisations féministes très virulentes -- Internenette, disais-je, n'est pas une fille facile. La plupart du temps, pour accéder à ses faveurs, il faut accomplir, j'oserai dire… des préliminaires longs et parfois douloureux. Cela étant, une fois qu'on est branché -- ou plus exactement : une fois qu'on s'est branché sur elle -- elle a d'autres façons de vous faire perdre la notion du temps.

Dans notre rapport d'expertise, nous avons identifié des dizaines de sujets apparemment normaux qui étaient parfaitement capables de passer la nuit avec elle, ou même une journée du reste, en perdant totalement la notion de l'écoulement du temps.

Elle est également capable de vous faire perdre du temps et de détruire votre espace-temps d'une autre façon. Les adeptes du groupware qui s'exprimeront certainement aujourd'hui… le groupware , c'est le travail coopératif à distance, qui est rendu possible sur Internet à l'échelle planétaire. On peut constituer des groupes disséminés dans le temps et dans l'espace et les faire travailler comme s'ils étaient localement rassemblés. Certains de ces adeptes vous expliqueront que, grâce à Internet, ils acquièrent une grande autonomie par rapport à l'espace et aussi d'une certaine manière, par rapport au temps, ne serait-ce que pour tenir compte des fuseaux horaires. Ils vous expliqueront qu'Internet est capable de maîtriser non seulement la communication synchrone comme le téléphone où chacun doit être présent à un bout et à l'autre de la ligne pour communiquer, mais également la communication asynchrone, celle de la messagerie qui vous permet normalement de n'accéder que quand vous le voulez -- ou quand vous le pouvez -- à l'information qu'on vous a envoyée. Elle est asynchrone et totalement synchrone également.

Cela étant, d'autres sujets que nous avons également examinés pensent au contraire, que cette accessibilité permanente que donne Internet est un grave facteur d'aliénation. Et cette thèse peut également être admise au même titre que la précédente.

Donc, de manière générale : très grande ambiguïté.

Je voudrais apporter une précision concernant les relations de l'accusée avec l'ancien cousin appelé Minitel. En dépit du fait qu'elle est capable de vous faire perdre la notion du temps, il faut reconnaître, sans doute à sa décharge, qu'elle ne facture généralement pas ses prestations à la durée…

-- Pas encore !

--… contrairement à son cousin Minitel, pour qui le temps c'est de l'argent et qui, lui, en revanche, connaît le prix du temps.

Il faut également préciser -- pardonnez-moi, mais je crois que tous les faits, même ceux de détail, méritent être connus de la cour -- qu'elle a également des protecteurs, qu'on appelle en général des opérateurs de télécommunications et qui sont en quelque sorte des médiateurs vers Internet. Ceux-là connaissent également le prix du temps puisque eux-mêmes facturent le prix de leur prestation de médiation à la durée.

Voilà ! J'ai bien conscience que nous avons apporté dans ce rapport d'expertise autant d'arguments en faveur qu'à l'encontre de l'accusée. Je crois que le terme d'ambiguïté doit être en effet retenu. Néanmoins, je voudrais simplement conclure en disant que si incontestablement, en mon âme et conscience, je peux estimer qu'elle porte atteinte à nos structures d'espace-temps, il faudrait quand même se souvenir qu'elle a été précédée dans cette action par la quasi-totalité des moyens de communication. Je veux dire que la route et l'automobile, le chemin de fer, le téléphone -- qui a quand même plus de cent ans -- le courrier même, ont également contribué, chacun à leur manière, à briser certains de nos repères dans l'espace et le temps.

En revanche, le caractère de son intervention à cet égard est beaucoup plus radical car, si chacun des médias que j'ai évoqués entretient des rapports singuliers avec l'espace et le temps -- le téléphone se joue de l'espace depuis presque un siècle et même un peu plus d'un siècle, le téléphone est synchrone, etc. et on pourrait comme ça analyser ces rapports pour chacun des médias -- elle, elle exerce des effets particulièrement radicaux, tout simplement parce qu'elle a cette capacité de simuler et de combiner tous les autres médias.

Ce qui m'amène à conclure, cette fois pour de bon, que cette jeune fille aux yeux clairs, d'apparence frêle et inoffensive nourrit néanmoins en son sein, peut-être à son insu, des projets authentiquement révolutionnaires.

-- La cour vous remercie. Je vous demande de vous asseoir. »

Applaudissements dans la salle.

Le président.

« Appelez le témoin suivant. »