Le président.
« Monsieur l'avocat général, vous avez la parole pour vos réquisitions. »
L'avocat général.
« Monsieur le président, madame et monsieur les assesseurs, mesdames et messieurs du jury, vous venez d'entendre les plaidoiries brillantes de la morale et de la propriété, deux victimes de
l'Internet. Malheureusement, le cercle des victimes est bien plus large. La jeune fille que vous
allez devoir juger aujourd'hui a commis des atteintes graves à l'ordre public et aux valeurs socialement protégées. Avant de vous demander combien, je vais vous expliquer pourquoi, comment et qui punir quand on condamne Internet.
Pourquoi punir Internet ? Quels faits a-t-elle donc commis ? Internet est à la fois moderne et archaïque. Moderne parce qu'elle fait appel aux nouvelles technologies. Très archaïque parce qu'en fait, il n'y a rien de neuf ; elle permet simplement d'amplifier et d'augmenter les capacités de nuisance humaines qui sont ce qu'elles sont depuis le début de l'humanité. Internet peut à la fois être un outil pour commettre des infractions classiques et à la fois être un support pour commettre des infractions informationnelles. Internet est un outil pour commettre n'importe quel délit. Je vais prendre un exemple simple. Pour faire un hold-up, vous avez la méthode traditionnelle : vous prenez une cagoule, un fusil, vous entrez dans une banque, vous tirez un coup de feu, vous demandez la caisse. C'est assez brutal et c'est un petit peu risqué ! Aujourd'hui, vous prenez un ordinateur, vous achetez un modem, vous cliquez sur une souris et vous faites un virement sur votre compte bancaire moyennant quelques petits logiciels d'effraction électronique.
Internet est donc coupable de fournir les moyens de réaliser de nombreuses infractions -- toutes les infractions classiques. Par exemple : les escroqueries. Vous pouvez trouver sur Internet des petits logiciels qui vous permettent de générer des numéros de cartes bleues. C'est très bien fait : vous choisissez votre banque, vous indiquez combien de cartes vous voulez, vous obtenez des numéros qui sont complètement valides, éventuellement des fausses identités avec des vraies villes, des vrais noms de rues et vous pouvez au moyen du téléachat vous faire livrer à peu près n'importe quoi. Escroquerie encore : on trouve de nombreux programmes qui permettent de détourner des numéros de cartes d'appel téléphonique pour les compagnies étrangères. Intrusions frauduleuses : des logiciels permettent de casser les mots de passe, d'obtenir les mots de passe de protection de n'importe quel ordinateur. Également, usurpation d'identité : il y a des petits logiciels qui vous permettent d'usurper l'adresse électronique de quelqu'un. On imagine les dommages qu'on peut causer en envoyant, par exemple, dans un groupe de discussion, un message nuisible ou en faisant, pourquoi pas, un petit peu de corruption de mineurs en empruntant l'adresse électronique de quelqu'un. Plus grave, on trouve sur Internet des instructions, des modes d'emploi pour perpétrer des atteintes contre des personnes : comment fabriquer des cocktails Molotov, comment fabriquer une lettre piégée, des bombes fumigènes, des bombes à fragmentation, où placer la bombe pour faire un maximum de victimes, des manuels de guérilla urbaine. On peut peut-être se réjouir que tout le monde n'ait pas encore accès à Internet.
D'autre part, Internet est un support. En tant que support,
Internet permet la réalisation d'infractions informationnelles. Elles sont de deux types : celles que je vais appeler les infractions médiatiques et les infractions informatiques. Les
infractions médiatiques, c'est principalement les délits de presse classiques : injure publique, diffamation, incitation à commettre des délits ou des crimes. Elles dont réprimées
par le chapitre 4 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Deuxième type d'infractions médiatiques : la propagation de contenus illicites à raison du message. On pense
évidemment à la tarte à la crème d'Internet que sont les sites pédophiles, mais il y a également les sites nazis, extrémistes… J'ai ici une pièce que j'ai communiquée à la défense, qui comporte
la liste de deux cent vingt-deux sites à caractère nazi, xénophobe, raciste, ainsi que les adresses pour y accéder. Deux cent vingt-deux sites… je la remets à votre cour. On trouve également les
pervers de tout poil : pédophiles, nécrophiles, zoophiles… On peut acheter des images et les échanger. Il y a ces sites Internet, mais on peut également trouver des images dans les news
groups et par une autre fonctionnalité qui est le WinServer et qui est un petit peu différente. Autre type de messages illicites : les sites à propos des stupéfiants. L'article L-630 du Code de la santé
publique réprime toujours, même s'il est actuellement contesté, le fait de présenter sous un jour favorable, les produits stupéfiants. Il y a un troisième type d'infractions informationnelles : ce sont
les infractions informatiques spécifiques qui ont donné lieu à une codification dans notre Code pénal. Internet héberge en son sein une nouvelle Cour des Miracles avec ses malandrins
modernes, ses nouveaux voyous : les hackers qui sont des pirates dont la spécialité est de s'introduire frauduleusement dans les systèmes pour copier ou voler des données ; les crackers
qu'on pourrait appeler casseurs, dont la spécialité est de casser des mots de passe, de déchiffrer des messages ; les phreakers dont la spécialité est d'obtenir des communications gratuitement,
parce que pour frauder sur Internet il faut quand même se connecter et les connexions, cela coûte de l'argent. Donc, éventuellement, si on peut également frauder le téléphone, c'est très bien ! Et
on trouve les modes d'emploi pour réaliser ces infractions tout à fait facilement sur Internet.
Alors, deux autres catégories plutôt marginales : ce sont les espions et les cyber terroristes, on en voit beaucoup moins souvent. Les moyens d'action de ces gangsters modernes sont très variés et tout à fait imagés, je vais vous en citer quelques-uns : le balayage, le piégeage, la fouille, la technique du canal caché, la mystification, le re-jeu, la substitution, le cheval de Troie. Également : la technique du salami qui consiste à retirer les informations de manière parcellaire, tranche par tranche, pour échapper à la vigilance du responsable du réseau, la bombe logique, le virus qui, comme chez l'être humain, comporte une faculté d'auto-réplication et de nuisance pour l'organisme auprès duquel il séjourne et comble du comble, le ver ; le ver est un programme qui se déplace dans un système et cherche à le perturber.
Internet met donc à disposition des moyens algorithmiques et cognitifs pour la commission des infractions informatiques. Internet incite et donne des recettes pour commettre les infractions classiques et Internet multiplie les infractions médiatiques.
Comment la punir ? Il y a trois réponses possibles : la réponse juridique, la réponse judiciaire et enfin la réponse sociale.
La réponse juridique : contre les idées reçues, le cyber
espace n'est pas un espace vide de droit. Du point de vue du fond, nous disposons pour la répression des infractions classiques commises par la voie d'Internet, les dispositions
classiques du Code pénal. On leur appliquera simplement le régime de la complicité. Article 1217 du Code pénal : est complice d'un crime ou d'un délit la personne qui, sciemment,
par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation. C'est exactement ce que fait Internet. Pour les infractions informatiques, nous avons dans notre Code
pénal, un chapitre intitulé Les atteintes aux systèmes de traitement automatisé des données. Les articles 3231 à 3237 prévoient des peines de prison pour les personnes physiques, pouvant aller
de un à trois ans suivant la gravité des infractions, également des peines pour les personnes morales. Une société, par exemple, un fournisseur d'accès ou une société qui mettrait à
disposition des données sur Internet peut être condamnée à cesser son activité, ce qui revient à condamner à mort la société. Concernant les infractions médiatiques, c'est le lieu d'appliquer la loi
du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, le chapitre 4 des crimes et délits commis par la voie de presse ou tout autre moyen de communication.
Nous avons vu les dispositions du fond. Procéduralement, rien n'échappe à la loi française en raison de deux critères de compétence. D'une part, la qualité de l'auteur : la loi française a cette particularité qu'elle colle à la peau du citoyen français. Lorsqu'il se rend à l'étranger et commet une infraction qui est également punie à l'étranger, les juridictions françaises sont compétentes à raison du droit français, c'est l'article 1136 du Code pénal. Deuxième critère de compétence : le lieu de commission de l'infraction. On dit le cyber espace : c'est international, c'est partout ! En gros : c'est nulle part. Pas du tout ! L'article 1132 du Code pénal nous dit que la loi française s'applique à toute infraction commise sur le territoire français. Seulement l'alinéa 2 du même article nous dit qu'une infraction est réputée commise sur le territoire français dès lors que l'un de ses éléments constitutifs a lieu sur le territoire français. Avec Internet, on peut très bien accéder à n'importe quel site à partir d'un ordinateur situé en France, donc toute infraction relative au contenu est potentiellement réalisable en France, la loi française est donc à chaque fois applicable. En ce qui concerne les infractions médiatiques, informatiques et classiques dont Internet est coupable, votre juridiction est donc tout à fait compétente.
Quelle réponse judiciaire peut-on apporter à la criminalité de mademoiselle ? Les magistrats se forment petit à petit et je tiens à rendre hommage à nos services enquêteurs qui commencent à nous faire remonter des procédures. Nous avons le SEFTI, Service des Enquêtes sur les Fraudes aux Technologies de l'Information, la BCRCI, Brigade Centrale de Répression de la Criminalité Informatique, récemment la Cellule d'Analyse Internet et enfin l'IRCGM auprès de la gendarmerie. Alors, madame, vous pouvez galoper dans les fibres optiques, on vous a à l'œil !
Les réponses sociales : on nous en a présenté de deux types, l'étiquetage des contenus illicites et la Charte de l'Internet. Ce sont de belles initiatives qui sont tout à fait privées, qui n'ont donc aucune légitimité, à part au sein du cercle dans lequel elles ont lieu et quant à leur efficacité, étant donné qu'elle dépend de la bonne volonté des acteurs, on peut avoir de gros doutes : le principe de la délinquance, c'est justement le non-respect des règles et ajouter une nouvelle règle ne va rien changer.
On vous reproche des faits précis qui correspondent à des qualifications pénales. Mais maintenant, Internet, qui êtes-vous ? Vous avez l'air d'avoir une personnalité un petit peu complexe, voire multiple. Si je pouvais vous couper en trois tranches, il y en a une que j'appellerais utilisateur , l'autre, fournisseur d'accès et la troisième, serveur et je vais voir un petit peu quelle est la responsabilité de chacune des parties de votre personnalité.
L'utilisateur est responsable, en tant qu'auteur principal,
lorsqu'il commet une infraction classique au moyen d'Internet. Par exemple, acheter des images qui constituent le délit de recel de corruption de mineurs, c'est-à-dire la pédophilie. Le
fournisseur d'accès, pour prendre une image, c'est une espèce de tuyau qui permet la connexion de l'utilisateur au serveur. Ce sont des sociétés commerciales qui n'ont pas l'obligation de contrôler ce que font leurs utilisateurs.
D'ailleurs, cela permet justement de préserver la liberté des utilisateurs. En ce qui concerne cette qualité, Internet ne me semble responsable d'aucun délit, d'aucun crime. En ce qui concerne le serveur, j'ai une
interprétation assez audacieuse à vous proposer. Internet, c'est de l'image, du son et du texte. C'est donc ce que l'on pourrait appeler de l'audiovisuel. Nous avons la loi du 30 septembre 1986
relative à la liberté de la communication qui nous dit : on entend par communication audiovisuelle, toute mise à disposition du public ou de catégories de public, par un procédé de
télécommunication, de signes, de signaux, d'écrits, d'images, de sons ou de messages de toutes natures qui n'ont pas le caractère d'une correspondance privée. Et bien cela est tout à fait
Internet. On peut donc considérer qu'Internet peut être soumis au régime de la responsabilité des organes audiovisuels. Et l'article 933 de la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle
nous dit que précisément : les fournisseurs de services audiovisuels sont responsables personnellement, en tant qu'auteur principal, lorsque le message véhiculé comporte des
infractions qui sont contenues au chapitre 4 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. C'est-à-dire, en gros, que pour un contenu illicite, on pourrait très bien considérer que l'auteur
principal est ce qu'on appelle le webmaster, le directeur du serveur qui colporte ce contenu.
Pour conclure, je vous demanderai d'acquitter Internet en sa qualité de fournisseur d'accès -- je précise bien -- pour défaut d'élément légal et moral mais en revanche, de la condamner en tant que serveur, et à deux titres : comme complice des infractions classiques qui sont commises par les utilisateurs et comme auteur principal des infractions médiatiques, c'est-à-dire les contenus illicites. Compte tenu de la jeunesse de l'accusée et de son utilité sociale, culturelle et économique, je vous demanderai de prononcer à son encontre une peine, à titre principal, de suspension des droits électroniques et télématiques d'une durée de cinq ans, assortie du sursis avec une période de mise à l'épreuve éternelle, puisqu'elle a raccourci le temps. »
Le président.
« La cour vous remercie, monsieur l'avocat général. Je crois que nous avons les instruments nécessaires pour avoir un ministère public efficace dans la future cour d'assises virtuelle du 21e siècle ! »
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