Le président.
« Maître Iteanu, vous avez la parole pour la défense d'Internet. »
L'avocat de la défense.
« Monsieur le président, madame, monsieur de la cour, madame, monsieur du jury, j'ai entendu les réquisitions du ministère public, de monsieur l'avocat général -- qui me semblent d'ailleurs en retrait par rapport à l'acte d'accusation -- et enfin, suspension des droits électroniques et télématiques. Mesdames, messieurs les jurés, le pire -- je dis bien le pire -- ne peut pas justifier la censure. Le pire ne doit pas justifier la censure.
Tout d'abord, de quoi parle t-on ? Que représente le pire par
rapport à la masse des informations qui circulent sur Internet ? Est-ce qu'on juge les 0,0001 % de contenus manifestement illicites -- et j'y reviendrai -- ou est-ce qu'on juge les 80 %
d'articles de presse sur Internet qui traitent du sujet ? Je voudrais d'ailleurs faire remarquer à la cour que dans ce procès, la presse s'est placée dans le box des accusés ! »
Le président.
« Je vous en donne acte. »
L'avocat de la défense.
« Alors, est-ce qu'on juge des faits ou est-ce qu'on juge de la rumeur ? Les parties civiles, l'accusation, le commissaire Novaro -- expert du ministère de l'Intérieur en nouvelles technologies de l'information -- n'ont pas été capables de citer une victime de ma cliente. Est-ce qu'on juge des faits ou est-ce qu'on juge de la rumeur ?
Alors, je vous propose, mesdames et messieurs du jury, d'écarter la rumeur pour vous en tenir à ce qui a été dit -- et ça me paraît un préalable indispensable -- par madame Soubeyrand qui est un expert reconnu des réseaux et de l'Internet. De quoi parlons-nous ? De quelque chose quantitativement peu important ; il faut s'en souvenir au moment où vous aurez à rendre votre verdict.
De quoi parle t-on ? Qui est capable de me dire ce qui est illicite ou ce qui ne l'est pas ? Si je m'en tiens à la plaidoirie de mon confrère représentant les valeurs morales, je note qu'elle a à deux reprises cité le mot sexe et si je retiens ce qui a été dit par madame Soubeyrand tout à l'heure, il me semble bien que le critère de filtrage qui revient le plus souvent est le sexe. Si la plaidoirie de mon confrère devait à l'occasion de ce procès, être déposée sur le Web et bien, les familles de France -- en tout cas celles qui adopteraient le filtrage -- seraient privées de la plaidoirie de cet excellent confrère représentant les valeurs morales.
Qui est responsable de ce petit pire, que nous reconnaissons et qui pose problème ? Qui est responsable de ce petit pire ? Il y a là, et c'est une évidence, une erreur sur la personne. Vous commettriez en effet une erreur judiciaire en condamnant ma cliente. On vous l'a dit durant ces deux jours de procès, je ne vais pas revenir sur ces phrases de mes confrères de la défense : Internet n'est qu'un outil et c'est l'usage qui en est fait que nous mettons en procès aujourd'hui. Ma cliente, à l'extrême limite, est une victime des contenus illicites, c'est en face que je devrais être. Son image de marque, son préjudice moral… vous rendez-vous compte de ce dont on l'accuse ?
Et, s'il y a un passif, effectivement, il y a forcément un actif. J'ai vu la photo montrée par mon confrère mais pour une vie de famille heureuse, voulez-vous une adresse ? Office franco-québécois de la Jeunesse, Centre International de Documentation Pédagogique… Internet a aussi un actif pour les valeurs morales. Et cela encore, au moment du verdict, il faudra vous en souvenir !
Les actes ultra minoritaires… comment va t-on faire pour les limiter ? Il y a trois conditions pour les limiter et vous allez voir qu'aucune de ces conditions n'est de la responsabilité de mon client.
La première : il faut des lois adaptées. Je salue les réquisitions de monsieur l'avocat général, le droit international n'existe pas, le droit international sert à désigner des lois nationales qui s'appliquent. Les directives communautaires servent à harmoniser les lois nationales qui s'appliquent. Lorsque la victime est de nationalité française, que la commission de l'infraction soit à l'étranger ou en France, seule la loi française s'applique. Mais des lois adaptées, qu'est-ce que cela signifie ? En mai 1968, on disait : il est interdit d'interdire, aujourd'hui, je dirais qu'en 1998, il est impossible d'interdire a priori ! Internet, c'est la vie et nous vivons sur un principe de vie qui est que chaque Homme a son libre-arbitre. C'est un principe biblique : j'ai mon libre arbitre mais… tu ne tueras pas, tu ne commettras l'adultère, tu ne voleras pas, tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, sa femme, son serviteur, sa servante, son bœuf et son âne … Il suffit d'ajouter : tu ne fabriqueras pas de message à caractère pornographique susceptible d'être vu ou perçu par un mineur, et la loi est là.
Deuxièmement : il faut une volonté… monsieur Novaro ; il faut des moyens… les ministères. Oui, il faut une cyber police qui contrôle sans cyber bavures, il faut des moyens policiers qui contrôlent et qui feront action d'enquête pour, comme l'a dit monsieur l'avocat général, remonter les enquêtes. Cette volonté aujourd'hui, je crois que la démonstration vous en a été faite à l'occasion de la déposition de monsieur Novaro, n'est que par la parole. Rien n'a encore été fait et on veut d'ors et déjà condamner mon client. Mais qui doit avoir cette volonté ? Certainement pas des personnes privées -- là aussi, je rejoins monsieur l'avocat général -- c'est à l'État de prendre ses responsabilités. C'est le seul dépositaire de nos libertés, que nous sommes prêts éventuellement à abandonner partiellement, pour l'intérêt général. L'Internet a trois ans d'âge dans le grand public, il y a très peu de jurisprudence -- une trentaine de décisions publiées en deux ans -- mais les juridictions suprêmes des pays on déjà eu à connaître de l'Internet. En France, le Conseil Constitutionnel a censuré une loi de 1996 parce qu'elle dépossédait l'État de ses prérogatives de puissance publique. Aux États-Unis, le Decency Act -- loi sur la décence, qui porte d'ailleurs très bien son nom, puisqu'elle a été promulguée par le petit ami de Monica Lewinsky -- a été également censuré par la Cour Suprême. C'est l'État qui doit prendre ses responsabilités.
Troisième condition : ma cliente est jeune, très jeune et il est vrai qu'elle manque de repères, d'habitudes, de valeurs de référence, de normes comportementales qui ne peuvent être données que par les professionnels eux-mêmes et les utilisateurs. Alors oui ! La démarche de monsieur Beaussant est une démarche souhaitable et il est dommage qu'à la date d'aujourd'hui, à l'heure où nous parlons, elle n'ait pas abouti. Oui, monsieur l'avocat général, la chaîne des responsabilités doit être clarifiée : où sont les lieux publics et les lieux privés sur Internet ? Qui peut le dire ? Personne. Et pourtant, il y a probablement bien une distinction à effectuer.
En conclusion, j'ai l'intime conviction que mon client n'est pas responsable de tout ce qui lui est attribué aujourd'hui, bien que nous ne niions pas -- et ne pouvons nier -- l'existence de ces contenus manifestement illicites. Mais, prenez garde ! Prenez garde… à ce que le remède ne soit pas pire que le mal !
Je dois dire un mot sur la propriété. La plaidoirie de mon confrère me rappelle l'excellente histoire de ce vagabond sur un chemin, qui erre ici et là et qui échoie sur un champ. Le propriétaire terrien, le paysan, le voyant sur ses terres, prend sa carabine et s'approche de lui en disant : sort de mon champ, c'est à moi ce champ, c'est le mien. Mon grand-père s'est battu pour ce champ, mon arrière-grand-père s'est battu pour ce champ… Le vagabond le regarde et lui répond : on recommence ? La propriété est un rapport de force.
Mon client n'est pas contre la propriété. Mais les concepts juridiques qui aujourd'hui sous-tendent la propriété, en particulier le droit d'auteur et malheureusement, un peu plus le droit d'auteur français, ne sont pas adaptés à l'économie d'Internet. Nous sommes en train de protéger une bouteille et un contenu -- connaissance ou savoir. La bouteille n'est plus, le contenu est liquide, la connaissance est liquide. Et bien oui ! Chacun en profite et il faudra bien que les règles juridiques telles qu'elles sont aujourd'hui établies -- et mon confrère l'a dit -- s'appliquent. Encore une fois, mon client n'est en rien responsable de la situation juridique telle qu'elle est aujourd'hui. Pour cette raison, sur ce deuxième chef d'accusation et pour clore ces deux jours de débats, je demande à votre cour l'acquittement de ma cliente. Merci. »
Applaudissements.
Le président.
« La cour vous remercie, maître Iteanu, pour votre plaidoirie. Elle vous doit beaucoup, elle vous doit la vie. C'est vous qui avez voulu cette cour et vous vous trouvez dans la situation de celui qui aime tant une cause, qu'il veut la faire juger avant qu'elle ne soit prouvée par d'autres.
Est-ce que l'accusée a quelque chose à ajouter pour sa défense ? »
L'accusée.
« Oui, je voudrais dire que je ne suis pas responsable de l'usage qu'on fait de moi. Je suis le fruit de votre civilisation, je suis l'émergence naturelle d'un phénomène de votre société moderne et on ne peut ni empêcher, ni s'opposer à mon évolution.
Il n'y a aucune stratégie ni volonté machiavélique. Je suis innocente et naïve, incapable d'organiser une démarche structurée et délibérée de la domination de la planète. Je suis en fait une victime et je suis accusée parce que mon utilisation a pu être pervertie et malheureusement, j'en supporte les conséquences.
-- La cour vous remercie de vos dernières paroles. Elle vous remercie également d'avoir pu mettre un aussi charmant visage sur une machine qu'elle utilise parfois. »
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