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    Le président.

    « La parole est à madame l'avocat général pour les réquisitions du ministère public. »

    L'avocat général.

    « Monsieur le président, madame et monsieur de la cour, mesdames et messieurs les jurés.

    Si les techniques doivent en principe être au service de l'Homme, ce n'est pas le cas d'Internet qui bouleverse -- supprime -- deux des repères importants de l'Homme : le temps et l'espace.

    Certes, depuis toujours, l'Homme essaie de maîtriser ces limites mais sans en nier la réalité. Or aujourd'hui, Internet aboli les distances géographiques et assassine le temps. Les conséquences en sont graves et importantes. Cela conduit en effet à un changement de manière de vivre. Internet créé une nouvelle société, une société virtuelle avec son propre espace, son propre temps, ses propres règles. Or cette révolution se fait au détriment de la fiabilité des informations, de la réflexion et pose de nombreux problèmes aux États qui ne sont plus maîtres de leurs territoires et aux individus qui perdent leurs repères.

    La constitution d'Internet suppose d'être progressif et ce résultat est particulièrement efficace. On y voit bien la préméditation des crimes pour lesquels elle est poursuivie aujourd'hui. Internet est en effet non pas simplement un nouveau moyen de télécommunication mais elle est à l'origine d'une véritable révolution. Après la logo sphère, la grapho sphère, la média sphère, voici la cyber sphère. En effet, à la différence des autres médias, Internet permet à la planète entière de communiquer et d'avoir accès à des bases de données, le tout en un trait de temps et un coût modique.

    Mais de plus, il innove en créant une technique de navigation à l'intérieur des réseaux. Et pour bien montrer le machiavélisme du système mis en place, je vais devoir entrer dans certains détails techniques.

    Le principe de base consiste finalement à utiliser l'espace -- certes, pour créer de l'interactivité -- mais surtout pour supprimer la distance et le temps. Il s'agit d'abord d'un réseau qui permet de transmettre des informations par le biais d'ordinateurs intermédiaires, chacun de ces ordinateurs est capable de choisir le chemin le plus adapté, le plus rapide en fonction des pannes, des distances et de la performance des lignes. De plus, afin d'améliorer ce système, les données véhiculées sont découpées en petits paquets contenant des informations, transmis séparément et qui peuvent même utiliser des chemins différents. Et enfin, un langage compréhensible par les divers ordinateurs et les divers réseaux a été inventé, ce qui a permis l'interconnexion des réseaux.

    Et voici donc Internet, gigantesque réseau de réseaux, pieuvre tentaculaire, chronophage et spatiophage.

    S'agissant du premier chef d'accusation, Internet à aboli le temps avec deux circonstances aggravantes : la préméditation et l'usage de plusieurs armes.

    Le temps. Selon Pascal, il est inutile et impossible de définir le temps car les hommes -- tous les hommes -- conçoivent ce que cela veut dire. Corneille lui considère que le temps est le grand maître, il règle bien des choses. Il nous est en effet nécessaire et l'on peut même parler d'allié. Or Internet a décidé de l'assassiner.

    Certes, on parle toujours de temps… de temps réel. Mais le sens a changé. L'expression temps réel est en effet redondante puisque, par définition, le temps est une réalité. Ou plutôt était. Car Internet a décidé de supprimer le temps et de faire face au règne de l'instantané. Nous devons donc plutôt parler de temps mondial, de temps virtuel qui n'a plus rien a voir avec le temps réel de la réalité naturelle.

    Mais revenons aux faits. Grâce aux connexions ultrarapides et à la vitesse de transmission des données, Internet permet d'avoir accès, à la seconde même, aux informations souhaitées, de dialoguer en direct et de naviguer d'un site à l'autre. L'arrêt du temps est même possible. En passant d'un fuseau horaire à l'autre, vous pouvez rester un jour à la même heure. Certes, time is money, le temps c'est de l'argent. Mais à quel prix ? … Au prix de la réflexion, de la fiabilité des informations transmises, d'une délinquance plus organisée, de la vie de famille, de ses autres loisirs. Et on peut dire qu'Internet a voulu ces conséquences car il supprime le temps en utilisant deux manières.

    La première manière : il supprime la notion de temps grâce à la rapidité de transmission des données. Ce qui nuit, d'une part, à la fiabilité des informations diffusées. En effet cette rapidité permet la reprise de l'information par d'autres sites. Chaque site voulant être l'un des premiers à diffuser l'information, il n'en vérifiera absolument pas la fiabilité. Par ailleurs, l'utilisateur lui non plus ne vérifie pas la fiabilité des informations reçues. Il a la volonté d'accepter toutes les informations disponibles et, les ayant sous les yeux, il les regarde le plus rapidement possible sans s'interroger sur la fiabilité, sans les remettre en cause, sans réfléchir sur leurs implications. D'autre part, même s'il le voulait, il ne le pourrait pas. En effet, le passage d'un site à l'autre est si rapide qu'il ne sait plus où il est, avec qui il est. D'autant plus que les adresses de sites ne permettent pas d'identifier réellement la personne qui vous communique l'information.

    D'autre part, Internet contribue à aider les malfaiteurs puisqu'ils peuvent communiquer facilement et ainsi prendre de vitesse les services de police.

    Enfin, Internet fait disparaître toute notion de temps car, devant cette rapidité, on croit gagner du temps. Or Internet absorbe tellement l'utilisateur qu'il n'a plus le temps de faire autre chose. Internet vole le temps à celui qui se connecte. Installé devant son écran, il y passe de nombreuses heures, sans en avoir conscience, sauf après réception de sa facture téléphonique. Il doit faire face à de nombreux courriers, demandes, qui nécessitent évidemment une réponse. Par ailleurs, il s'agit de pas passer à côté d'une information et donc, d'en consulter le maximum, quitte d'ailleurs à gaspiller son temps à lire des informations totalement inutiles.

    Il faut constater que la technologie d'Internet n'est pas tout à fait au point. Les déconnexions, les paramétrages, le temps de téléchargement -- surtout des images et des sons -- prennent du temps. De plus, Internet ne permet pas encore un débit constant, ce qui occasionne des engorgements aux heures de pointe, le fameux temps d'attente mondial.

    Cependant, qu'il s'agisse de l'utilisation passionnée d'Internet ou d'un désagrément, l'internaute ne voit pas le temps passer. Toutefois, sa famille -- elle -- s'en plaint et voit le temps passer.

    Internet est à l'origine de nombreux problèmes de couple. La majorité des internautes étant des hommes, les femmes se sentent délaissées, un peu comme si un match de football avait lieu tous les soirs. Aux USA, on parle même d'Internet widows, femmes qui se sont regroupées et qui font appel à des soins psychologiques.

    De plus, Internet prend du temps sur les autres activités et l'utilisateur se déconnecte de la réalité de la société dans laquelle il vit. L'Internet permet de se propulser à l'autre bout de la planète sans délai et sans efforts. J'en viens donc au deuxième chef d'accusation.

    Internet a aboli l'espace avec deux circonstances aggravantes : la préméditation et l'usage d'une arme.

    Internet a donné naissance à un espace virtuel -- le cyberspace -- dans lequel les distances géographiques n'existent pas. En tapant l'adresse électronique d'un site ou en cliquant sur un lien hypertexte, l'internaute se retrouve à l'autre bout du monde ou, au contraire, à côté de chez lui, sans même qu'il s'en rende forcément compte.

    Je souhaite souligner ici sa particulière mauvaise foi puisque, malgré les poursuites pénales actuelles, il continue son expansion et a en plus convaincu les pays développés de créer des autoroutes de l'information. Cette navigation dans l'espace planétaire est possible grâce à la multiplication des réseaux dans le monde et à la rapidité de transmission sans laquelle il serait d'ailleurs un peu décourageant d'entrer en contact avec un pays éloigné, un peu comme si vous deviez attendre le retour d'un pigeon voyageur. Mais pour arriver à ses fins, Internet utilise une arme particulièrement efficace : la fibre optique.

    Il a en effet abandonné le cuivre qui permettait de relier les immeubles aux centraux téléphoniques et qui n'était pas assez performant pour lui. Il s'est emparé de la fibre optique, ce qui montre d'ailleurs sa préméditation. La fibre optique est un matériau transparent qui possède un indice de réfraction élevé. Or, il faut savoir que les ondes lumineuses possèdent de hautes fréquences et que la capacité de transmission des informations augmente avec cette fréquence. CQFD, de grandes distances seraient parcourues sans trop de répéteurs.

    Certes, cela a des avantages, comme celui de communiquer avec le monde entier, de rompre un isolement géographique, de ressouder une famille, une communauté. Cependant, les inconvénients sont autrement plus importants.

    L'abolition des distances conduit en effet à l'illusion mais aussi à la disparition des frontières étatiques et privées. Comme dit Sénèque : on n'est nulle part quand on est partout. Internet aboli en effet les distances et cette abolition des distances entraîne un isolement. À force d'être connecté, l'internaute est déconnecté du monde réel, relationnel, social, affectif. Même relié au monde entier, il est seul devant son écran, sans contact humain. Pouvant commander tout ce dont il a besoin, il ne sort plus de chez lui, sauf aujourd'hui quand il est convoqué par les autorités judiciaires. La possibilité d'avoir tout, maintenant, ici, accroît son individualisme et son refus de patienter. Or ce n'est pas ainsi que vit une société. Internet rend donc les gens asociaux et détruit la société.

    D'autre part, la navigation planétaire créé des illusions. Illusion, car l'internaute croit avoir accès à des milliers de sites. Cela satisfait son rêve d'avoir accès à la connaissance or ce n'est qu'un mirage, car la majorité des sites sont dans une langue que l'internaute ne comprend pas, concernent des sujets qui ne l'intéressent pas ou des cultures qu'il ne peut pas comprendre. Trop d'information tue l'information. Vous n'avez plus le temps de les lire et surtout de les assimiler.

    Internet fait également disparaître les frontières -- étatiques ou privées. Internet produit ainsi un accroissement de la mondialisation puisqu'elle facilite les échanges en tout genre. Cela abouti à une homogénéisation des cultures et nul doute que ce village global se verra affublé d'un drapeau américain.

    Il conduit de la même façon à la disparition de l'état-nation, à la perte d'identité de personnes qui ne se reconnaîtront plus et n'hésiteront plus à se combattre. Si elles se considèrent comme citoyens du monde, je crains que les réalités quotidiennes ne les ramènent à des intérêts plus particuliers et à se combattre également.

    La souveraineté des États est également mise en cause puisqu'elle s'exerce principalement par référence à un territoire. Et il s'agit peut-être du problème le plus important. Ainsi les États ont perdu le contrôle et la maîtrise de l'information. Cela peut, certes, être positif comme on l'a vu, par exemple, avec la télévision qui diffusait des informations sur la chute du régime en vigueur en Allemagne de l'Est. Mais dans certains cas, la loi et les décisions judiciaires autorisent légitimement certaines restrictions. Car Internet nuit également à l'application des lois et aux décisions de justice.

    En effet, d'une part, la localisation d'un site à l'extérieur du pays concerné empêche ce dernier d'intervenir. Je pense, par exemple, à la diffusion des sondages préélectoraux dans des pays autres que la France. D'autre part, si un pays interdit la diffusion de documents par un site dans son propre pays, la création de sites miroirs à l'étranger se fera rapidement et permettra de contourner l'interdiction.

    Enfin, lorsque le droit international régit une situation, la solution s'en trouve en théorie facilitée. Cependant, Internet permet d'accroître le nombre d'échanges internationaux, ce qui rend les contrôles difficiles, voire impossibles, ouvrant la voie à des trafics en tous genres, à des importations illicites, à des fraudes fiscales et j'en passe.

    La vie privée de l'internaute est également mise en péril car l'internaute laisse des traces dans le cyberspace et Internet permet aussi l'intrusion dans un ordinateur personnel et ainsi la violation de domicile. L'abolition des frontières est donc totale.

    Alors, quelle sanction allez-vous prononcer mesdames et messieurs du jury ?

    Vu le succès, la dimension, certains avantages et côtés positifs du réseau que je ne peux nier, je ne pense pas qu'il sera nécessaire de prôner sa disparition. Je relève aussi qu'Internet est particulièrement jeune et je souhaite donc lui laisser une chance pour se racheter. Contrairement à l'expert psychiatre, je pense qu'elle est amendable.

    Cependant, il faudra encadrer Internet par des garde-fous et ces garde-fous devront être garantis par une lourde peine assortie du sursis. Une régulation d'Internet et la formation des utilisateurs me semble donc indispensables. Jusqu'à présent aucun code de conduite n'a été mis en place, la communauté internationale ayant des lois et des usages variés. Certes, quelques initiatives ont été prises par les fournisseurs d'accès et les internautes mais cela ne suffit pas.

    Il est donc indispensable que des conventions internationales prévoyant des règles de fond mais aussi et surtout un organisme de contrôle international qui se chargerait de pallier les difficultés liées à la mondialisation et à la localisation éparse des divers intervenants soient mis en place. Pourquoi pas un CSA ou une CNIL aux moyens renforcés ?

    Je demande donc qu'Internet soit chargée de cette tâche difficile, qu'elle sollicite les États, les fournisseurs d'accès, les autres intervenants d'Internet dans le but d'aboutir à sa propre régulation. Internet devra donc faire office de médiateur, mettre toute son énergie dans la recherche de solutions équitables respectant les intérêts de chacun et le tout dans un délai court, le délai de deux ans.

    De plus, Internet devra aussi attirer l'attention de chacun sur les dangers qu'elle entraîne. Il s'agira d'entreprendre des actions d'éducation, de formation, afin d'apprendre aux différents utilisateurs et intervenants à réfléchir sur la crédibilité de l'information, à en vérifier la fiabilité, dans la mesure du possible, mais également à lutter contre le tout-Internet, à réfléchir sur l'opportunité de l'utiliser, lui substituer d'autres moyens, de leur apprendre à voir autre chose qu'Internet et je n'ose demander : à vivre sans lui !

    Je demande qu'elle soit chargée de cette mission pendant une durée longue, le temps qu'une génération -- voire deux générations -- comprennent cette manière de vivre et qu'elle soit donc chargée de cette mission pendant une durée de vingt ans. Cependant, une épée de Damoclès doit peser sur sa tête. Si Internet ne remplissait pas ses obligations, il serait alors nécessaire de l'empêcher de nuire.

    Je requiers donc -- plaise à la cour -- de condamner Internet à une peine d'emprisonnement de cent ans assortie du sursis avec mise à l'épreuve comprenant deux obligations : la recherche d'une régulation par les différentes personnes intéressées, dans un délai de deux ans et la formation et l'éducation des différents intervenants aux risques et aux dangers qu'Internet elle-même créé par la suppression de l'espace et du temps, et ceci pendant une durée de vingt années. »

    Le président.

    « Vous permettrez à un magistrat qui en est au troisième tiers de sa carrière et qui préside une cour d'assises virtuelle de dire que la prestation d'un ministère public virtuel augure bien du futur ministère public réel. »

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Requisitoire de l'avocat général
Accueil Rétrospective Procès Loi OnTheInternet Pics Contact
Avant-propos
Introduction
Chefs d'inculpation
Inculpation 1
Jury
Partie civile
Témoins, experts
Interrogatoire
Lecture de l'acte
Demande report
A. Miller
Q. Miller
A. Lasfargues
A. Soriano
A. Jousselin
Q. témoins
Pièces
Reprise
Partie civile
Avocat général
Défense
Inculpation 2
Lecture de l'acte
Témoins, experts
A. Guglielmi
A. Aumont
Q. témoins
A. Pouzin
A. Georges
Q. témoins
Partie civile
Avocat général
Défense
Accusé
Verdict
Inculpation 3
Jury
Lecture de l'acte
Interrogatoire
Pièces
Témoins, experts
A. Mathias
A. Martin Lalande
A. Léon
A. Pélissier
A. Godin
Q. témoins
Partie civile
Avocat général
Défense
Inculpation 4
Lecture de l'acte
Témoins, experts
Pièces
A. Villain
A. Beaussant
A. Novaro
A. Soubeyrand
Q. témoins
Partie civile
Partie civile
Avocat général
Défense
Clôture
Verdict, sentence
Mot de la fin
Interventions
Organisation
Tournage
Partenaires

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