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    L'avocat de la partie civile.

    « Monsieur le président, madame, monsieur de la cour, mesdames et messieurs les jurés.

    Je ne suis devant vous que l'avocat de deux vieillards. Mais, quels vieillards !

    Au commencement, lorsque le tout n'était encore que chaos, ils étaient si puissants qu'ils disputaient à Dieu sa place dans l'Univers et ils sont encore ces deux géants, ceux qui en quatre dimensions crucifient l'Univers et le régissent néanmoins.

    Au premier, nous devons qu'hier ne soit pas aujourd'hui et surtout pas demain . Nous devons la consolation de l'oubli et l'espoir du futur. C'est Chronos et c'est le temps.

    Le second par lequel ici et là-bas ne se confondent pas et auquel on doit l'obligation, mais aussi la belle liberté, d'aller et de venir. C'est l'espace.

    Tel est l'ordre du monde, tels sont les enjeux de ce procès.

    Cette jeune femme, Internet, prétend être partout à la fois, au même moment, à tout moment et, donc, a la faculté, jusqu'ici divine, d'ubiquité. Voilà le crime pour lequel vous devez la punir, sans doute son crime le plus grave parce qu'il touche à la nature même de l'Homme.

    Depuis qu'un primate, à peine soutenu par son épine dorsale, a pris conscience de lui-même, cette conscience s'est inscrite dans les trois dimensions qu'embrassait son regard. Cette conscience s'est inscrite dans la dure épreuve de durée. Conscience de naître, conscience de vivre, conscience de mourir quand, ainsi que l'indiquaient les cadrans solaires de Pompéi, chaque heure blesse et que la dernière tue. Conscience de venir, d'être et puis, un jour, de repartir. Et ces questions, inscrites au cœur de tout homme, de vous, de chacun d'entre vous : d'où viens-je ? Quand, comment et où partirais-je ?

    Vous l'avez compris, ce qui est en cause aujourd'hui devant cette cour d'assises, c'est bien plus qu'un attentat contre l'espace et contre le temps. Ce qui est en jeu, c'est la place de l'Homme dans le monde.

    Alors… j'ai l'impression terrible de porter sur mes épaules le poids de toutes les générations qui nous ont précédés et de tirer par la main, moi misérable vengeur d'une injuste querelle, toutes les générations qui nous suivront. Parce qu'elle a voulu abolir ces repères essentiels, ces repères nécessaires qu'étaient l'espace et le temps, j'accuse aujourd'hui Internet de crime contre la condition humaine.

    J'entends déjà la défense ! Elle va vous jurer ses grands dieux que la préoccupation de l'accusée était de servir l'espèce humaine en lui apportant de l'information, du bien-être, en rapprochant l'Homme de ses semblables, en mettant l'Homme au milieu des autres. Internet, en une fraction de seconde permet de tout dire, de tout entendre, de tout voir, d'être avec chacun et ce n'est qu'un outil. Ce n'est qu'un outil pour travailler vite et mieux, pour apprendre vite et mieux, pour se cultiver, un outil pour avoir du temps libre, un outil qui va nous débarrasser de ces contraintes archaïques que sont le temps et l'espace. Ha ! Vous êtes aussi stupides aujourd'hui d'accuser Internet que si vous aviez hier condamné le téléphone ! Ce n'est pas l'outil que l'on doit regarder mais l'usage qui en est fait !

    Et là, je vous dirai qu'on est d'accord ! Car la bonne question, c'est de savoir qui instrumentalise ? Qui, entre l'Homme et Internet ? Et puisqu'on parlait du téléphone, regardons arriver, avec quelques longueurs d'avance sur l'internaute, l'homo itineris ou, si vous préférez, l'homo sfrus ou l'homo bouyguis, que sais-je ?

    Le drogué du téléphone : l'un des exemples les plus pitoyables d'instrumentalisation de l'homme par la machine. Le drogué du téléphone portable que je trouve à peine moins vain dans sa communicationite à outrance pour n'importe quoi et pour tout que l'internaute dans sa danse de saint Gui informatique et planétaire.

    Et quand on songe à la formidable accélération -- on vous l'a décrite tout à l'heure -- des messages, de l'information, de la vitesse, il y a de quoi vraiment être inquiet. Mais au cœur de l'Homme, il y a aussi cette tentation du bonheur d'être esclave. Ce n'est pas la mienne. L'outil n'est jamais innocent. Jamais quand il frappe les penchants les plus vils, les plus pervers de l'Homme, ceux qui aujourd'hui, par Internet, le mènent sur les pentes mortifères de la vanité, de la facilité.

    On vous a dit : historiquement, Internet représente une sorte de chance pour l'Humanité de transformer l'éducation, d'accéder à la culture, au temps libre. C'est une pure escroquerie ! L'escroquerie est un délit connexe, elle n'est pas poursuivie aujourd'hui, mais c'est une escroquerie. Car, depuis quand l'information remplace-t-elle ce que notre grand maître Rabelais appelait le gai savoir ? Est-ce qu'on guérit l'inculture en achetant l'encyclopédie Universalis ? Non ! Je vous le dis, je vous dis d'en être convaincus : le savoir n'est pas une œuvre documentaire, le savoir n'est pas une compilation. Il y a des gens qui ont une bibliothèque comme des eunuques ont un harem !

    Regardez plutôt, si vous voulez me suivre un instant, au milieu de tant d'autres œuvres, un simple tableau.

    En 1734, Chardin a peint une œuvre qu'il appelait Un philosophe occupé à sa lecture. Sur cette vieille image, l'homme est de dos et, devant lui, deux gros volumes fermés, in octavo, et un troisième ouvert. À sa droite, il y a un sablier presque vide, un sablier qui symbolise naturellement le rapport nécessaire qu'il y a entre le temps et l'étude, l'effort. Et on comprend que face au vertige que lui donnait la pensée de tous ces livres qu'il ne pourrait jamais étudier, le lecteur de Chardin a choisi de s'arrêter sur une page. Bien mieux : avec la plume qu'il vient de poser, une plume d'oie, il a précautionneusement annoté la marge de l'ouvrage avec respect et après réflexion.

    Et c'est comme ça que le savoir change de conjugaison et change d'auxiliaire. Qu'il passe d'avoir à être pour ensuite être connaître et enfin seulement transmettre. Ainsi… ainsi va… ainsi devrait aller la vie de l'esprit et sa lente gestation depuis qu'il y a -- comme disait Pascal -- des Hommes et qu'ils pensent. Ainsi va l'étude, dans le silence, l'humilité et l'inquiétude de l'Homme.

    Mais l'internaute ? Non ! L'internaute, on vous l'a dit tout à l'heure, ne veut rien connaître de tout cela. Pourquoi se donner la peine de réfléchir et d'apprendre ? La machine, les autres, pour lui, ont déjà tout appris. Et ce qui est plus grave, plus réfléchi, tout réfléchi : on apprendra demain. Procrastination. Demain ! Demain, demain… Et pour finir, on n'apprend rien ! Alors, l'internaute procrastineur va continuer son parcours : hébété sur le Web comme une espèce de somnambule, il surfe. Surfer ! Mais quel terme révélateur extraordinaire : il dit tout !

    Sur l'océan du monde, toujours glisser en surface, ne rien approfondir surtout, avancer pour avancer en gaspillant le temps gagné, sans rechercher le temps perdu, toujours à la merci d'une vague nouvelle, toujours en fuite devant soi-même et devant le vide. Pauvre internaute ! Internaute en dérive sur le Web comme, il y a si longtemps, ces autres épaves de l'orgueil qu'étaient les argonautes à la poursuite d'une improbable Toison d'Or.

    Vous pouvez, mesdames et messieurs les jurés, empêcher Internet de fabriquer cette sorte d'agrégé inculte. Vous pouvez, mesdames et messieurs les jurés, empêcher Internet de fabriquer une nouvelle race d'esclaves, parce que c'est vrai que le temps et l'espace nous déchirent, nous blessent. Mais, qui n'a pas compris, comme disait Proust, que la vie et l'amour ne sont que du temps et de l'espace enfin rendus sensibles au cœur.

    Dans le livret que j'ai remis tout à l'heure et que j'ai versé au débat, Bérénice sur le point d'être arrachée à son amour pour Titus lui dit : Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous Seigneur que tant de mers me séparent de vous et que le jour commence, et que le jour finisse sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, sans que, de tout le jour, je puisse voir Titus ? Tout est là-dedans. Tout ! La distance, l'érosion du temps, les plaies cruelles du temps ! Mais parce qu'aimer et souffrir, c'est encore la condition humaine, croyez-vous que ces vers sublimes auraient été écrits si Bérénice avait pu dire : Envoie-moi un mail et n'oublie pas de visiter mon site Web http://bérénice.com ! »

    Éclats de rires généralisés.

    « Les mails… Ha ! Oui… j'allais oublier les mails. Est-ce que je parlerai de l'inanité syntaxique de la majorité du courrier électronique, rédigé comme on cause, dans une espèce de novlangue qu'Orwell aurait lui-même répudiée. Non ! Non décidément, en comparaison du billet d'amour et du temps qu'il a fallu pour l'écrire et du temps qu'il a fallu pour le lire et le relire, non ! Les relations humaines ne gagnent rien à l'agitation on line.

    Ce qui est adorable en l'être aimé, c'est bien sûr l'être aimé, mais c'est aussi l'image personnelle qu'on en a. Cette image qui meuble les absences, qui adoucit les séparations. Imaginez qu'aujourd'hui l'être aimé est virtuellement présent à chaque instant. Alors, ou bien cette virtualité devient plus réelle que la réalité -- et même, comme vous le disait l'expert Miller, préserve de la réalité comme une sorte de capote mentale -- et alors là, on bascule dans une espèce d'onanisme cybernétique qui semble assez bien se porter en ce moment ! Ou bien, ce qui n'est pas mieux, et qui est en tout cas plus triste encore, l'être aimé est trop présent, virtuellement mais toujours là, et l'être aimé devient un être agaçant.

    Est-ce que le fruit d'une rencontre improbable et d'ailleurs politiquement très incorrecte à l'époque, qu'était l'idylle de Titus et Bérénice, pourrait durer dès lors un mois, un an ?

    Allez ! Elle ne durerait même pas un jour. Elle durerait le temps d'une passe électronique !

    Internet, nocif pour la vie privée, mais Internet merveilleux dans le travail à Nantes, à Paris, à Strasbourg et ailleurs… Mais réfléchissons, arrêtons-nous un instant ici, encore…

    La nocivité d'Internet alors même qu'elle prétend nous aider dans la recherche laborieuse et difficile du pain quotidien à la sueur de son front -- est-ce qu'on a encore le droit de transpirer ? C'est encore une question -- cette attitude d'Internet est encore négationniste du temps et de l'espace et elle détruit tout sur son passage. Parce que fini encore le temps de la réflexion ! Plus question de réfléchir, on n'a pas le temps de réfléchir, il faut répondre à des dizaines, à des centaines, à des milliers de mails qui s'accumulent, qui se sédimentent, qui vous étouffent et qui épuisent leurs destinataires en des réponses stériles que personne ne lira…

    Devant leurs écrans dérisoires, je vous demande de regarder tous ces cadres bourrés de tics qui frappent mécaniquement des textes inutiles, fébriles comme des espèces de rats de laboratoire qu'on aurait excités avec un courant électrique. Aller vite… aller vite… pourquoi faire ? Pour pouvoir aller encore plus vite après ? Le monde du travail, comme les autres, mérite, je crois un peu mieux que cette espèce de jokari électronique. Je ne parle même pas du stress et des dizaines, des centaines, des milliers d'emplois perdus à cause de cette vitesse. Je ne parle même pas des informations qui n'ont pas été vérifiées et qui sont prises pour argent comptant parce qu'elles sont sur le Net , parce que c'est la version cybernétique et moderne du vu à la télé ! Mais je dirai un mot du mirage que représente cette prétendue abolition de l'espace. C'est vrai… c'est vrai qu'avec Internet on peut en quelques heures visiter tous les grands musées du monde, qu'on peut connaître la culture des agrumes en Californie et bâtir une cité virtuelle si ça nous fait plaisir. Mais quel en est le prix ? Quels sont ces hommes qui connaissent tout l'Univers mais qui ne savent pas comment rencontrer leur voisin de pallier autrement que dans l'escalier ?

    Chacun dans son coin, va surfer […].

    Le monde vrai fait peur à l'internaute. Et l'homme n'a qu'un souhait : rester rivé face à la petite fenêtre Internet, protégé, avec le monde qui tourne, lui au milieu dans l'œil du cyclone. Cocooning ! Et l'univers qu'il fait tourner à volonté autour de lui, un univers factice dont il essaye de nous faire croire qu'il est le meilleur des mondes. Je pose la question : quand cela sera, à qui aurons-nous abandonné la planète ?

    Internet, notre code pénal ne prévoit plus -- et heureusement -- la peine de mort et, à vrai dire, elle serait totalement inutile car, si en niant la condition humaine, vous avez cru avoir raison du temps et de l'espace -- ces deux vieux compagnons -- et bien, sachez que pourtant à la fin de vos jours -- vous le savez d'ailleurs -- ce sont eux qui auront raison de vous…

    Alors bien sûr, j'espère que le parquet -- j'ose espérer que le parquet qui me paraît également assez marqué et impliqué dans cette affaire -- requerra contre vous la réclusion criminelle à perpétuité… J'aurais préféré la réclusion criminelle pour l'Humanité !

    Je propose également l'éternité car vous verrez qu'au fil du temps, l'éternité c'est long… surtout à la fin ! Pourtant, quand votre dernière heure sera venue, de ce temps que vous avez nié, quand l'ombre du cadran solaire rejoindra enfin l'ombre de votre nuit, quand les soixante dernières secondes vous seront égrainées… une à une… et qu'il vous sera demandé compte de l'espace de votre vie, je vous entends déjà demander d'une petite voix : monsieur le bourreau… s'il vous plaît… encore une minute… »

    Le président.

    « Je vous remercie maître. »

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Plaidoirie de la partie civile
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Avant-propos
Introduction
Chefs d'inculpation
Inculpation 1
Jury
Partie civile
Témoins, experts
Interrogatoire
Lecture de l'acte
Demande report
A. Miller
Q. Miller
A. Lasfargues
A. Soriano
A. Jousselin
Q. témoins
Pièces
Reprise
Partie civile
Avocat général
Défense
Inculpation 2
Lecture de l'acte
Témoins, experts
A. Guglielmi
A. Aumont
Q. témoins
A. Pouzin
A. Georges
Q. témoins
Partie civile
Avocat général
Défense
Accusé
Verdict
Inculpation 3
Jury
Lecture de l'acte
Interrogatoire
Pièces
Témoins, experts
A. Mathias
A. Martin Lalande
A. Léon
A. Pélissier
A. Godin
Q. témoins
Partie civile
Avocat général
Défense
Inculpation 4
Lecture de l'acte
Témoins, experts
Pièces
A. Villain
A. Beaussant
A. Novaro
A. Soubeyrand
Q. témoins
Partie civile
Partie civile
Avocat général
Défense
Clôture
Verdict, sentence
Mot de la fin
Interventions
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