L'avocat général.
« Monsieur le président, mesdames, messieurs, à bien y regarder, la fracture sociale est née il y a cinq cent mille ans dans la savane profonde au sein d'un troupeau de grands singes, lorsque l'un
deux s'est dressé sur ses pattes arrière et a pu regarder ainsi au-delà de la barrière des hautes herbes et a fait quelques pas debout ! C'est l'arrière-arrière-arrière-arrière petit-fils de ce pithécanthrope qui, sans le savoir, a aggravé cette fracture sociale en découvrant que deux grognements mis bout à bout
sur un ton différent permettaient, par un effort labial, d'articuler le premier langage humain ! Autre progrès, autre rupture : l'invention du silex taillé, le premier des outils, l'ancêtre de
tout, Internet inclus. C'est aussi le signe d'une nouvelle fracture sociale, celle qui sépare le génial inventeur des autres membres de la tribu qui le contemplent.
C'est le propre de chaque progrès, dans un premier temps, de rendre le fort encore plus fort et le faible encore plus démuni, de creuser l'écart entre ceux qui savent et ceux qui ignorent, ceux qui maîtrisent une avancée et ceux qui, par manque d'assurance, sont tentés d'y renoncer avant même de l'avoir essayé.
Passons vite sur les époques : le paléolithique et le néandertalien, la Grèce antique et les mérovingiens, la IVe République et les pro-maastrichiens… nous voici bientôt rendus à l'ère du cybernéticien, de l'homme online, du communicant, du connecté ! Pourquoi est-ce qu'Internet échapperait à la règle de toute avancée de l'humanité ? La fracture sociale est de tout temps, de tout lieu, de toute race ! Chaque progrès l'aggrave avant que l'essaimage, l'enseignement, le partage ne permettent à tous d'en savourer quelques gouttes de lait… quelques grains de miel.
Alors, aujourd'hui, ne vous attendez pas à ce que le ministère publique montre un visage rétrograde ! Nous ne serons pas comme les juges du Saint-Office qui, voilà trois siècles et demi, condamnaient Galilée. Nous ne compromettrons pas notre robe à soutenir une accusation qui n'aurait pas lieu d'être, car s'opposant à la marche du progrès. Il ne s'agit pas de livrer un combat d'arrière-garde qui serait perdu avant même d'être livré. Internet avance inexorablement. Il ne s'agit pas de s'opposer à Internet mais de le canaliser. Ce que nous vous démontrerons, c'est que l'avenir ne consiste pas forcément à emboîter le pas à toute innovation mais, bien au contraire, à réfléchir à celle-ci, c'est que tout ce qui est frappé du label futur n'est pas forcément bon pour l'avenir. Ainsi en va-t-il, par exemple, pour la biologie moléculaire. La perspective radieuse de pouvoir désormais cloner Naomi Campbell ne doit pas nous aveugler sur les dangers de la manipulation génétique.
La défense vous présentera Internet comme un moyen de rapprocher les Hommes, quel que soit l'endroit de la planète où ils vivent, quel que soit leur statut social. La Toile permettrait d'atteindre à l'universalité, de lier des Hommes que rien, sans cela, n'aurait amené à communiquer entre eux. C'est la vision qu'on peut avoir quand on a le nez collé à l'événement ! Prenons un petit peu de recul . La fracture sociale, celle du 19e siècle était symbolisée par la division entre le monde du travail et celui du capital. Celle du 20e siècle aura été celle du partage entre ceux qui avaient la connaissance et ceux qui ne l'avaient pas, entre les sachants et les non-sachants, comme on dit parfois. Celle du 21e siècle sera creusée par Internet, entre les connectés et ceux qui ne le sont pas, les communicants et les non-communicants, ceux qui sont en réseau et ceux qui ne le sont pas. Et cette nouvelle fracture qui se dessine est tout aussi effroyable que les fractures précédentes, même si l'on n'en a pas encore conscience en raison de sa nouveauté et de notre manque d'expérience.
Vivre sans communiquer dans une société de communicants, c'est vivre avec le poids écrasant et culpabilisant de la solitude et c'est pourquoi Internet sera un des plus grands paradoxes de notre société : l'ère de la communication ouvre aussi l'ère de la solitude ! On n'est jamais seul que quand on se trouve au milieu de personnes qui, elles, ne le sont pas.
La première question que soulève la fracture est celle du coût d'Internet. On vous dira, de l'autre côté de la barre, que la barrière n'est pas financière. L'achat d'un ordinateur et du modem pour se connecter ne vaudrait désormais qu'une petite dizaine de milliers de francs. C'est pourtant loin d'être négligeable ! Mais ce n'est pas là le coût principal d'Internet. Concédons aussi à la défense que le coût d'abonnement n'est pas prohibitif.
Là où la fracture va se dessiner, ce sera lors de l'accès sur les sites. Depuis Charlie Chaplin, la fracture sociale c'était ce qui séparait le petit poulbot à casquette qui restait devant la vitrine tandis qu'une petite fille en robe blanche, accompagnée de sa mère, poussait la porte du magasin tentateur. Avec Internet, la forme change mais la vitrine reste ! Il y aura toujours le gamin qui pourra essaimer le numéro de carte bancaire de ses parents sur les différents sites où il surfera et celui qui regardera rêveusement la page de garde qu'il ne pourra dépasser… qu'il dépassera… en donnant un numéro qui ne sera pas le sien. Et on verra, à cet égard, se créer une nouvelle forme de délinquance qui, là encore, sera le fait des plus démunis. Avec Internet, la tentation rentrera dans la maison, la pression à la consommation sera plus forte, les frustrations engendrées se feront plus douloureuses.
Mais, plus encore, la fracture sociale n'est pas le fait d'une disparité matérielle entre les Hommes. L'inégalité, telle que la sécrète Internet prend des formes plus insidieuses et créé des fléaux qui, pour être plus récents, n'en transparaissent pas moins dans notre vocabulaire. Ainsi, on ne lutte plus contre la misère, on lutte contre l'exclusion ! Et, à cet égard, Internet n'est ni plus ni moins qu'un club d'exclusion. Ce n'est pas un hasard si Internet, avant de devenir cette immense vitrine commerciale, était à l'origine un instrument de communication entre chercheurs, universitaires de bonne compagnie, qui se retrouvaient dans ce club minuscule et élitiste qu'était Internet à ses débuts.
Oh ! Certes, ce club a changé, il s'est ouvert, il s'est démocratisé, mais l'esprit est demeuré le même : communiquer avec certains en excluant les autres. Et puisque le vulgum a désormais accès à Internet, on créé des sites qui lui sont interdits, des forums de discussion dont il est exclu et dont l'exemple que je connais le mieux est celui de Juges-Net, club de magistrats technologisés qui n'entendent pas frayer avec ceux qui ne sont pas des leurs ! Je lisais dernièrement un message sur Juges-Net et vous l'avez certainement lu aussi, monsieur le président, puisque vous êtes un des membres de ce club. C'était celui d'une internaute qui s'enquerrait sur le point de la confidentialité des échanges sur ce forum, sous-entendu : sommes-nous sûrs d'être entre nous ? Ce qui motive les Juges-nettiens pour préserver leur coterie dans leur secret, ce n'est pas la confidentialité nécessaire des échanges, n'en croyez rien ! Il ne se dit rien de stratégique sur les affaires de chacun, et heureusement ! Non ! C'est plutôt cette peur dont on se délecte, cette peur de l'immixtion de celui qu'on ne veut pas reconnaître comme étant des siens. Ainsi les magistrats élitistes -- c'est un exemple mais il y en a d'autres -- vont sur Juges-Net comme le Duc de Guermantes se rendait au Jockey Club en se regorgeant du privilège d'appartenir à une caste, caste qui ne repose sur rien mais les membres en sont dupes -- sinon ça ne marcherait pas -- et comme pour tous les clubs d'initiés, le mépris qu'entretiennent les membres pour tous ceux qui n'en sont pas est à la mesure de la vacuité des échanges qui se tiennent en son sein ! Car ce dont se goberge l'internaute dit évolué, c'est d'aller sur des forums, et même sur des sites, où la plupart ne vont pas faute d'y avoir été parrainé, faute de les connaître ! C'est ainsi, c'est dans l'esprit humain de se retrouver dans des coteries qui reposent sur le rassemblement des uns et l'exclusion des autres. Chacun tente d'accéder à ce qui représente pour lui sa petite élite, chacun avance dans la vie grâce à ces misérables petites ambitions qui consistent à être là où son voisin ne pourra pas accéder…
Internet club d'exclusion donc ! Mais aussi Internet facteur d'isolement, notamment au plan social. Ma très chère collègue, Murielle Kleiber, qui était à cette place hier matin, vous a déjà largement expliqué -- et bien mieux que je ne pourrais le faire -- en quoi Internet tuait l'espace. Je voudrais, pour ma part, mettre en exergue le fait qu'en supprimant l'espace, Internet mettra fin à bien des brassages sociaux qui, à défaut d'égaliser les classes, pouvaient permettre à certains de faire fonctionner ce qu'il a été convenu d'appeler un temps -- c'était très à la mode -- l'ascenseur social.
Internet, nous l'avons vu, permet à chacun de diffuser de par le monde ses productions intellectuelles de quelque nature qu'elles soient, sans se déplacer soi-même. Conséquence, et c'est celle que je voulais souligner insidieusement par ma question à monsieur Léon : toutes les productions de services où l'on facture le fait de phosphorer vont pouvoir être délocalisées et sédentarisées. Depuis le 19e siècle, on a vu déjà une ségrégation s'opérer entre quartiers riches et quartiers pauvres. Mais au moins les différentes classes sociales continuent pour l'instant à se côtoyer pour le travail, ce qui permet à l'ingénieur de rencontrer -- et d'épouser éventuellement, s'il a de la chance -- la cantinière de son entreprise, ce qui permet aux quelques magistrats qui restent au-delà des horaires classiques de bureau de lier conversation avec les femmes de ménage du Palais. Mais dans une société où chacun restera chez soi travailler, rivé à son écran, on ne rencontrera plus guère que ceux qui vivront près de chez soi et dans les mêmes conditions de revenu, dans les mêmes conditions de fortune. Plutôt que de rencontrer sa future épouse à l'université, à la machine à café de son entreprise ou à la caisse de son supermarché, on n'aura plus guère l'occasion que de se marier avec sa voisine que l'on aura croisé le soir, dans la cage d'escalier, en descendant les poubelles. D'ailleurs, il y a fort à parier que l'on ne distinguera plus entre villes riches et villes pauvres mais -- avec les expatriations fiscales qui tenteront les professions mobiles, parce qu'intellectuelles -- entre îlots de riches et pays pauvres. Nous vivrons dans un monde que l'on qualifiera peut-être de parfait, monde où chacun aura sa place mais où personne n'en bougera et à cet égard, avec Internet, on ne parlera plus de fracture, mais de crevasse sociale !
Enfin, on vous a affirmé depuis hier qu'Internet, en diffusant la connaissance, réduisait la fracture culturelle et finalement sociale. C'est faux ! Et c'est faux pour deux raisons.
D'abord, la diffusion du savoir reste encore mince sur Internet. Il n'est qu'à penser -- et excusez moi de parler de ce que je connais le mieux -- à la pauvreté des sites juridiques français pour se rendre compte que ce n'est pas de si tôt que les étudiants parisiens pourront se passer d'aller à la bibliothèque Cujas. Longtemps encore, il devront en endurer le charme désuet, digne des universités moscovites dans la splendeur des années cinquante, avant de pouvoir obtenir un article de doctrine sur simple cliquage de leur souris. C'est presque une humiliation pour les jeunes internautes que de devoir, comme le faisaient papa et grand-papa, continuer à utiliser les fiches de recherche en carton jauni, dans cette atmosphère saturée où s'affèrent ces moines copistes des temps modernes qu'on appelle étudiants.
Les sites les plus intéressants sont rarement français et dès lors se dessine une autre barrière sur laquelle je ne prendrai même pas la peine de m'attarder tant elle est évidente : celle de la langue. On voit là une fracture sociale se dessiner à l'échelle mondiale entre les peuples anglophones et ceux dont la langue et l'alphabet en diffèrent totalement. Et que je sache, contrairement à ce que vous dira maître Féral-Schuhl pour la défense, le système de traduction automatique que propose depuis peu un célèbre moteur de recherche -- et on ne l'a pas cité car ce n'est pas l'enceinte ici pour faire de la publicité -- est encore loin de permettre de passer de l'anglais au chinois ou du français au swahili. Sauf à remettre l'espéranto au goût du jour, le village planétaire ne risque pas de voir se résorber de si tôt ses ghettos !
Et puis surtout, pour apprendre, il faut en avoir le désir. L'accessibilité des connaissances ne remplacera jamais le désir de s'instruire. Bref, pour apprendre, il faut le désir d'apprendre ! Et ça, Internet ne le donne pas. Qu'est-ce qui le donne ? La rencontre, le dialogue avec une personne animée, passionnée, par ce qu'elle raconte et qui donne envie d'accroître ses connaissances dans le domaine dont elle parle et le temps de creuser à votre manière, à la manière de chacun, le centre d'intérêt que cette personne a suscité en vous. Or Internet, c'est tout sauf la rencontre. C'est même l'anti-rencontre ! C'est un cercueil de solitude. Mais un cercueil de verre car on continue à voir ce qui se passe au dehors. On est seul derrière son écran, en raison du décalage du temps, on y monologue à plusieurs plus qu'on y dialogue. Et puis Internet ne vous permet pas de vous laisser le temps de creuser un sujet : chaque seconde compte, on ne prend pas le temps de s'attarder comme on le fait gratuitement sur la page d'un livre. Il faut lire vite, enregistrer sans assimiler.
Les sites intéressants, quand il y en aura, seront payants. Ceux qui ne le seront pas factureront leurs services différemment, par la publicité. Les gosses de pauvres, s'ils veulent vraiment s'instruire devront s'avaler des pages de réclames ou mieux : des publicités. Éventuellement, des publicités dites interactives avec des questionnaires ou des pseudo-questionnaires du genre : combien y a t-il de parfums dans les chewing-gums Du Schnouz ? Toutes ces pages de publicité qu'il devront suivre avant d'atteindre les sites d'informations véritables, mais qu'ils n'auront pas parce qu'ils auront été découragés auparavant ! Basons-nous sur l'expérience de la télévision : tout le monde croyait au début qu'elle serait le vecteur de la culture pour tous. Cela a été le contraire ! Un instrument d'abrutissement des masses. Pourquoi ? Parce que rien de ce qui est éducatif ne passe vraiment sur la télévision. Il manque la chaleur, les silences d'un dialogue qui prend des pauses pour laisser le temps de pouvoir adapter au mieux son discours à son interlocuteur, le temps d'assimiler ce qui vient d'être dit. Cela, la télévision ne le supporte pas et dès qu'une explication est finie, la musique du générique claironne, la publicité trompette : la télévision ne suit pas la lenteur du rythme de la respiration et soyez assurés qu'Internet ne fera pas mieux.
Je ne parle même pas de l'Internet d'aujourd'hui avec ses sites pareils à des façades de carton-pâte qui font croire à un château, mais qui n'abritent rien ! Non, je parle de l'Internet de l'an 2000 ou de l'an 2050, celui qui alliera vraiment le son et l'image, celui qui ne nous fera pas bâiller comme maintenant pendant qu'une misérable photo s'affiche par bandes successives sur l'écran. Or donc, même cet Internet rêvé -- et nous sommes loin de le voir -- ne permettrait pas d'éduquer les masses et, partant, de réduire la fracture sociale. Parce qu'Internet ne reproduira pas la sensualité du grain du papier, ne reproduira pas l'odeur de l'encre tandis que la plume suit les pensées que l'on veut garder, tout cet ensemble qui participe du désir d'apprendre. Parce que même l'Internet évolué ne se substituera jamais au dialogue qui lui seul peut faire jaillir l'étincelle de l'intérêt et, partant, la soif de connaissance.
Au total, quelle peine convient-il de prononcer ?
Internet est encore jeune et a commis les fautes de son âge. Il contient encore en germes les possibilités de s'amender -- du moins je veux le croire malgré
ce qu'a dit l'expert psychiatre hier matin -- et il contient en germe la possibilité d'évaluer l'impact de ses actions à venir. C'est pourquoi, à notre avis, une peine d'emprisonnement,
mais avec un sursis, assortie de la mise à l'épreuve, me paraît le plus adapté. Pour les obligations de la mise à l'épreuve, vous apprécierez. Pour ma part, il me semble opportun de l'enjoindre à renforcer l'intérêt de ses sites
éducatifs et d'information, d'abaisser ses coûts, de suivre une formation en langues étrangères et de refuser de se prêter à l'esprit clanique et d'exclusion qui en anime ses clients. »
Le président.
« Monsieur l'avocat général, je vous remercie. Je vous remercie parce que vous m'avez rajeuni. Vous m'avez rappelé un jeune élève qui sortait de l'école, qui s'élevait, qui avait de la fougue, qui avait des cheveux, qui avait une robe qui n'avait pas rétréci : c'était moi ! J'avais autant de fougue que vous… conservez la fougue, conservez les cheveux et n'ayez pas une robe qui rétrécit !…
Maître Féral-Schuhl, vous avez la parole ! »
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