L'huissier.
« La cour ! »
Le président.
« L'audience de la cour d'assises virtuelle est reprise. Garde, faites entrer l'accusée. Vous pouvez vous asseoir. »
Le président.
« Quelle partie civile souhaite plaider en premier ? … Vous plaidez donc pour la propriété. Vous avez la parole, maître ! »
L'avocat de la partie civile.
« La propriété, c'est le vol !
Monsieur le président, madame, monsieur de la cour,
monsieur l'avocat général, mesdames et messieurs les jurés, cette formule la propriété, c'est le vol, formule de l'un des pères de l'anarchisme, est la devise de l'Internet. L'Internet
méprise et viole quotidiennement la propriété privée. Les faits sont accablants et je n'en donnerai que quelques exemples.
Premier exemple : vous êtes à la tête d'une entreprise familiale qui porte votre nom, vous avez déposé votre marque à l'INPI. Vous avez donc toutes les raisons de croire que vous disposez d'un droit exclusif sur votre nom que vous pourrez utiliser comme nom de domaine pour votre site Web. Pauvre naïf ! La protection de votre marque est soumise au principe de territorialité, vous n'êtes protégé qu'en France ou, au mieux, dans l'Union Européenne si vous avez déposé une marque communautaire. Une officine interlope, tapie dans un recoin du réseau, dans un pays où vous n'êtes pas protégé, s'est déjà approprié votre nom dupont.com. Si vous voulez le récupérer -- si vous voulez récupérer votre propriété -- il vous faudra payer.
Autre exemple : vous allez communiquer votre numéro de
carte de crédit à un serveur, administré par un éditeur de logiciel ayant pignon sur rue, pour charger en ligne la dernière version de votre jeu préféré. Sachez que dans ce cas -- quoi
que l'on ait pu vous dire ou que l'on vous dise sur la prétendue sécurisation des réseaux -- votre compte bancaire bénéficiera à peu près du même niveau de protection que si vous vous
promeniez en agitant votre carte au Forum des Halles et en hurlant votre code secret !
Mais de toutes les propriétés, celle qui est la plus bafouée par Internet est la plus sacrée. Je veux parler de la propriété intellectuelle, celle des auteurs, des artistes interprètes, de leurs éditeurs et de leurs producteurs. Sans protection de la propriété intellectuelle, pas de création ! Jacques Brel et Raymond Queneau ont été parmi les premières victimes, il y a quelques mois, mais il y en aura d'autres et elles seront innombrables. Les principes juridiques sont pourtant simples et connus de tous, notamment pour les droits d'auteur : l'auteur dispose d'un droit qui lui garantit le monopole exclusif de toute reproduction, diffusion et modification de ses œuvres.
Or combien d'internautes se préoccupent du droit d'auteur lorsqu'ils sauvegardent une page Web sur leur disque dur, lorsqu'ils en extraient une photographie pour illustrer leur propre page ou pour l'adresser à leurs amis, après éventuellement en avoir modifié les couleurs ou le cadrage. Combien font attention ? Aucun, à moins d'être une mère de famille absolument exemplaire, comme nous en avons vu une tout à l'heure.
Assez d'hypocrisie ! Par son existence même, l'Internet rend possible et banalise la violation de la propriété intellectuelle. La défense l'a prouvé tout à l'heure avec ses pièces, en versant au débat des photographies qu'elle avait imprimé à partir de l'Internet. A-t-elle sollicité les autorisations nécessaires ? Certainement pas ! Elle a eu le même réflexe que tous les internautes : on imprime…
Par son caractère transnational -- apatride a dit tout à l'heure monsieur Beaussant -- Internet garantit aux contrefacteurs une impunité quasi-totale. Les plus rusés d'entre eux installent leurs sites pirates dans les pays où, en droit ou en fait, leurs agissements criminels ne sont pas réprimés. Il n'y a pas que l'Union Européenne et les États-Unis dans le monde et les contrefacteurs bénéficient de la complicité active de l'accusée. Le misérable auteur, moucheron tragique pris dans la toile d'araignée mondiale, ne peut que se faire dépouiller de sa propriété. Oh ! La défense va vous tenir des propos lénifiants et faussement rassurants sur les conventions internationales qui existent ou celles qui pourraient être mises en place : on y réfléchit… elles sont éventuelles… on y songe… on se réunit ! Mais les solutions juridiques, en préparation ou existantes, ne sont ou ne seront pas efficaces.
Les directives communautaires sur les bases de données ou sur l'harmonisation du droit d'auteur harmoniseront les législations nationales mais elles ne rendront pas le droit plus efficace pour protéger la propriété contre des pirates qui seront installés, hors d'atteinte, dans des cyber paradis exotiques. Ha ! C'est vrai, on harmonise… mais, comme d'habitude, par le bas, en ne retenant que le plus petit dénominateur commun de la propriété intellectuelle. Prenons la directive d'harmonisation sur le droit d'auteur : sachez qu'elle prévoit une nouvelle exception à la propriété exclusive des auteurs. Je cite la directive : il y aura exception au droit exclusif pour les actes de reproduction provisoire qui font partie intégrante d'un procédé technique ayant pour unique finalité de permettre une utilisation d'une œuvre ou d'un autre objet protégé qui n'aura pas de signification économique indépendante. Vous n'avez pas bien compris ? C'est normal, c'est fait pour ! C'est du langage communautaire susceptible de toutes les interprétations, y compris et surtout, celles qui tendront à continuer d'assassiner la propriété.
Pour en finir avec vos illusions sur l'harmonisation internationale du droit d'auteur, retenez que la directive européenne ne traite absolument pas du point essentiel et fondamental qui est celui du droit moral qui, un jour prochain, sera vraisemblablement sacrifié sur l'autel du libre échange.
En réalité, ce que tout le monde perçoit confusément, sans jamais oser l'exprimer, c'est que la propriété et l'Internet sont aussi compatible que l'eau et le feu. La propriété privée n'existe que parce qu'elle est garantie par des lois d'un État, que parce qu'elle est protégée par un système judiciaire étatique. L'existence et la protection de la propriété sont tributaires de l'existence d'un État, donc de frontières, or Internet abolit les frontières. Il a été prouvé qu'Internet avait assassiné l'espace, notre bon vieil espace : celui qu'on peut mesurer avec un double décimètre. Et Internet veut substituer son propre domaine immatériel sur lequel les États n'ont aucune prise réelle. L'autorité de l'État, ses lois, ses juges… n'appréhenderont jamais qu'une infime partie des agissements de l'Internet. L'idée même de propriété subordonnée à l'existence d'États, de lois, de juges… est absurde pour cet anarchiste qu'est l'Internet. Ceux qui s'aventurent dans le domaine de l'accusée ne peuvent pas compter sur la protection des lois et ne peuvent que s'en remettre à des défenses de type privé, de nature technique, comme le tatouage électronique des œuvres ou la cryptologie. Ainsi, comme une grand-mère fait tatouer son teckel pour ne pas le perdre dans la rue, il faudra faire tatouer ses œuvres pour ne pas les perdre sur les autoroutes de l'information ! Ainsi, comme les héros en croisade cloîtraient leurs épouses équipées d'une ceinture de chasteté, il faudrait isoler les œuvres dans des bases de données cryptées protégées par des mots de passe ou des clés électroniques et autres firewalls ! Protections dérisoires que le premier hacker boutonneux se fera une joie de contourner.
La propriété ne serait donc plus le produit de la loi et protégée par votre autorité, par vous les juges… non, elle devrait être le résultat d'un rapport de force : je suis propriétaire car mes protections électroniques sont les plus fortes ! Non, tu n'es pas propriétaire car moi, je peux casser tes protections !
Vous voyez donc que l'Internet ne nous ouvre pas les portes du 21e siècle mais nous entraîne, au contraire, dans une formidable régression vers le Moyen-Âge, pour ne pas dire vers l'Âge des Cavernes !
Il appartiendra à monsieur l'avocat général de requérir la peine
applicable à l'accusée pour cette régression, pour cette complicité de crime contre notre civilisation. La propriété, qui est l'un des piliers de cette civilisation, demande, pour sa
part, la condamnation de l'accusé à l'indemniser pour tous les vols de données, accès non autorisés, reproductions illicites de logiciels, d'œuvres littéraires, artistiques ou musicales
dont il s'est rendu complice depuis plus de vingt ans.
Ce n'est pas l'Avare qui réclame Ma cassette ! Ma cassette ! Non ! C'est la création qui demande à survivre, qui vous demande de la protéger, de la laisser vivre. »
Le président.
« La cour vous remercie. »
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