L'avocat de la partie civile.
« Merci monsieur le président et merci monsieur l'expert pour cet exposé qui replace les choses, je crois, dans leur contexte réel. Vous avez parlé tout à l'heure, monsieur l'expert, de procrastination dans l'acquisition du savoir. Et je voudrais savoir, précisément en ce qui concerne l'espèce humaine, si vous pensez que cette procrastination, à terme, peut amener une régression dans le savoir ou dans le partage du savoir.
-- Je crois surtout que l'accès au savoir, même si nous sommes pour la culture pour tous, que l'accès au savoir doit laisser la place au désir et donc à une certaine forme de difficulté. Je ne crois pas à la régression. C'est une question que l'on pose souvent au psychanalyste : est-ce que l'être humain
progresse ? J'ai le sentiment qu'il ne progresse pas d'un pouce, que l'être humain n'est pas meilleur qu'il était au Moyen Âge ou sous les romains quand on jetait les chrétiens aux lions. Mais j'ai l'impression, par contre, que les
institutions et les discours dont nous nous entourons progressent. Mais je ne crois pas non plus que l'être humain régresse, ce qui me semble important après avoir répondu aussi catégoriquement à la question : l'accusée est-elle
amendable ? Je crois fondamentalement que l'être humain n'est pas transformable et que les effets qu'Internet aura sur lui sont des effets importants mais qui ne transformeront pas sa nature profonde. »
Le président.
« Est-ce que madame l'avocat général a des questions à poser ? »
L'avocat général.
« Oui monsieur le président.
Je vous remercie des conclusions que vous avez proposées et je voudrais vous demander ce que vous pensez de l'intervention d'un de vos collègues qui indiquait que la structure psychique de l'Homme était trop lente face à l'invasion des nouvelles technologies…
-- Trop lente ?
--… trop lente. Selon lui, Internet, qui nous fait vivre dans un univers planétaire, fabrique un hiatus producteur d'angoisse et de déséquilibre.
-- D'abord, madame, je vous dirai que lorsqu'un psychiatre évoque la lenteur du cerveau humain, il faut toujours se poser la question de savoir si ce n'est pas de son propre cerveau dont il parle.
J'ignore qui est cet expert. Je crois que ce serait un mauvais procès à faire à Internet que de lui reprocher sa vitesse et de penser que c'est sur ce terrain-là que l'Homme se sent le plus concurrencé. Je n'ai pas le sentiment que l'Homme se trouve menacé par ce qui tourne plus vite que lui -- autour de lui -- ni que sa lenteur soit un défaut.
J'ai impression, au contraire, qu'Internet de ce point de vue là est bien loin des qualités humaines, c'est-à-dire : le repos, la possibilité de s'arrêter, la capacité non pas de travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais trente-cinq heures par semaine par exemple, qui est une capacité profondément humaine. Il faut bien voir qu'Internet travaille tous les jours et vingt-quatre sur vint quatre. Je crois au contraire que cette dimension-là, qui est aussi proche de la lenteur, est plutôt quelque chose qui fera la supériorité de l'Homme sur la machine. »
Le président.
« Merci. La défense a t-elle une question à poser ?
-- Non, trois observations extrêmement courtes. La première, c'est que je demande aux jurés de ne pas retenir les observations de cet expert. Cet expert est dans la situation de l'amant en répulsion et je demande aux jurés de ne pas tenir compte de son rapport.
-- Ce n'est pas une question ça !
-- Tout à fait, c'est une observation. La deuxième est que monsieur l'expert a sa braguette ouverte ! »
Rires dans la salle.
-- Bon, gardons au débat une certaine tenue. Donc finalement, il n'y a pas de question, il n'y a que deux observations ? »
L'avocat de la partie civile.
« Je suis halluciné par ce genre d'observation. »
L'expert.
« Non, non, elle ne convient tout à fait…
Je vérifie néanmoins l'exactitude du regard de… de cet avocat… qui aurait pu avoir raison…, qui ne l'a pas puisque effectivement il se trouve que tout est fermé comme il se doit.
Mais je me permets de faire remarquer à cet avocat que les choses qui semblent interdites, et très interdites -- comme par exemple pour vous d'avoir une braguette ouverte -- traduisent selon Freud un désir d'autant plus fort de les voir se réaliser. »
Rires dans la salle
« Je me permets donc de regretter de ne pas pouvoir donner satisfaction à l'avocat. »
Le président.
« On remarquera d'ailleurs que cet avocat, qui déjà avait mal entendu, a également une mauvaise vue. Vous avez une autre question ? »
L'avocat de la défense.
« Monsieur l'expert, je voudrais savoir si vous avez procédé à l'analyse psychiatrique d'Internet ou de l'Homme avec un grand H.
Vous parlez d'accès au savoir, de volonté d'accéder au savoir, de plaisir sans faute, de désir de sexualité, de tout comprendre. Vous avez décrit l'Homme, vous n'avez pas décrit Internet, vous avez décrit l'Homme avec un H. Vous vous êtes décrit. Alors, vous avez dit : Internet n'est pas amendable. Et l'Homme… est-il amendable à votre sens ? »
L'expert.
« Je crois que c'est de cela dont vous aurez à débattre. Vous avez dans le box une jeune femme -- vous avez Internet dans le box -- et vous avez tout à fait raison : comme chaque fois qu'il y a un procès, c'est l'Homme qui devrait s'y trouver.
Et c'est vrai qu'en le décrivant lui, je la décris elle et je l'ai souligné, je me décris aussi moi et sans doute un petit peu vous . C'est ça la difficulté avec Internet. C'est que justement quand on croit la saisir, c'est soi-même qu'on attrape. »
Le président.
« Je crois que ce que vous dites est important, monsieur l'expert. Il ne faut pas confondre l'outil et celui qui l'utilise. C'est peut-être un des premiers enseignements de votre propos.
Je crois qu'il y a un juré qui voulait vous poser une question… »
Un juré.
« Monsieur l'expert, vous avez parlé de poupées gonflables. Mais, on ne sait pas si vous avez expérimenté le cyber sexe ?
-- Vous vous imaginez bien que… les exigences d'une expertise aussi sérieuse que celle que vous m'avez demandée supposent un long passé d'expérience de la poupée gonflable, du cyber sexe et de l'ensemble des sites sur Internet. Donc je vous réponds sans aucune hésitation : oui ! »
Le président.
« La cour vous complimente sur votre conscience professionnelle, monsieur l'expert. »
Rires dans l'assistance
« Vous pouvez retourner dans la salle, on vous remercie pour votre témoignage. »
Applaudissements.
« On va appeler le témoin suivant. »
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