Le président.
« L'audience est reprise. Garde faites entrer l'accusé. La parole est à la partie civile Solidarité pour sa plaidoirie. »
L'avocat de la partie civile.
« Je vous remercie, monsieur le président. Je vous indique que je me constitue également à la barre partie civile pour le Minitel. Je parlerai donc aujourd'hui devant votre cour à la fois au nom du Minitel et au nom de la Solidarité.
Vous comprendrez bien, monsieur le président, madame, monsieur de la cour, mesdames et messieurs les jurés, que Minitel, dans l'état d'agonie où il se
trouve aujourd'hui en raison des agissements de l'accusée, n'a pas été en état d'assister à vos débats, bien qu'il l'aurait souhaité. Pour des raisons de sécurité, Minitel a même été
tenu de faire élection de domicile en mon cabinet car nul ne nie que mademoiselle Internet ici présente veut sa mort.
En effet mademoiselle Internet est renvoyée devant vous aujourd'hui pour avoir condamné à mort Minitel. Minitel n'est pas complètement mort, Minitel est agonisant mais, monsieur le président, si votre cour hier avait fait droit à la demande de renvoi dont elle a été saisie, nous aurions eu bel et bien, dans une audience virtuelle ultérieure, un Minitel mort et comme partie civile, à ce moment-là, les ayants-droit du Minitel… »
L'avocat de la défense
« Je proteste, monsieur le président ! Je proteste ! »
Le président.
« Vous expliquerez dans votre plaidoirie. On remarquera qu'une fois de plus, c'est une femme qui est accusée de mettre à mort un homme ! Continuez… »
L'avocat de la partie civile.
« Je vous remercie, monsieur le président. Minitel est moribond et je crois qu'il n'est pas très utile de développer ceci pour vous en convaincre. Il y a tout de même un consensus actuellement. On vous a dit tout à l'heure à la barre que, pour le Journal Officiel, cela coûtait très cher sur Minitel, que cela prenait beaucoup de temps. Tout le monde est convaincu aujourd'hui que, technologiquement, Minitel est complètement dépassé. Minitel n'a plus lieu d'être et finalement Minitel est une vieillerie, une chose désuète, un peu poussiéreuse et qui, sans doute, prête à sourire.
On le consulte encore, à l'occasion, pour le numéro de téléphone, l'état du compte bancaire. Cela peut encore servir, cela va un petit peu plus vite qu'avec un PC pour les opérations simples. Mais même pour ses achats on se servira de moins en moins du Minitel : les 3 Suisses ou la Redoute sur Minitel ce n'est plus tellement sexy. Je viens de découvrir Marie-Claire du mois d'avril, c'est tout récent : Merci Internet… En surfant sur le Net, on peut avoir ses jeans en provenance des États-Unis beaucoup moins cher… C'est beaucoup plus sexy maintenant, beaucoup plus mode, on fait ses achats sur Internet, on ne fait plus ses achats sur Minitel.
Donc dans ce combat d'un vieillard ergotant avec une jeune femme dans la force de l'âge et dans la force de ses jeunes printemps, je sais bien que mademoiselle Internet viendra vous dire : mais Minitel était dépassé ! Minitel est mort de sa belle mort mais je n'y suis pour rien ! Et là, je dis : mensonge ! Mensonge ! parce qu'Internet avait besoin de la mort de Minitel, il y avait une rivalité. Tous les experts s'accordent pour dire que s'il y a un retard en France à l'utilisation de l'Internet, si seulement deux personnes sur cent sont aujourd'hui connectées, c'est dû au Minitel. Pourquoi ?
À l'origine, Minitel était économiquement beaucoup plus fort. Chaque foyer pouvait gratuitement se doter d'un Minitel d'une utilisation très simple. Internet, de son côté, est beaucoup plus coûteux : au minimum dix mille francs de matériel et quatre vingts francs d'abonnement par mois. Internet avait besoin d'avoir la peau de Minitel et son mobile était crapuleux. C'est pourquoi, en ce qui concerne mon client Minitel, je vous demanderai d'entrer en voie de condamnation à l'encontre d'Internet pour tentative d'assassinat. Je vous l'ai expliqué : si l'affaire avait été renvoyée, je vous aurais demandé une condamnation pour assassinat. Mais qu'importe, parce que tentative ou assassinat, la peine encourue est la même.
En outre, si Internet vient vous dire que le Minitel était déjà mourant, je pense qu'il convient de rappeler à Internet que des faits commis sur une personne dont la particulière vulnérabilité due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique, psychique ou technologique, constitue une circonstance aggravante à ces agissements.
Je ne suis pas là, bien sûr, pour demander une peine, puisque je ne suis que la partie civile. Je ne suis pas le parquet, mais il me semble que la lourde peine encourue par ces agissements vous démontre la gravité du préjudice subit. Je vous le rappelle : Minitel était gratuit lorsqu'il a été créé. Il était gratuit grâce à des investissements très lourds réalisés par France Télécom, investissements très lourds réalisés grâce aux efforts de tous : de la collectivité, du contribuable… en clair, des impôts. Je ne suis pas la seule à penser que cela a de l'importance, puisque le juré Billaut -- l'homme à la cravate… fleurie que nous avons appréciée -- a lui-même soulevé la question de l'imposition, tout à l'heure, et de la fiscalité. Par conséquent, en tentant d'assassiner le Minitel, je considère qu'Internet a porté atteinte à tous : à la collectivité et parfois à la notion de solidarité.
La solidarité, à la différence du Minitel, s'est constituée partie civile depuis le début. La solidarité, en revanche, ne va pas venir vous dire qu'elle est morte ou qu'elle ne survivra pas parce que je pense qu'il faut avoir foi en l'humain et puis la solidarité a déjà été mise à mal par beaucoup de technologies. Nous n'allons pas aujourd'hui demander à Internet de payer l'addition de la télévision, du téléphone, de l'ordinateur et de tous les autres moyens de communication pouvant lui porter atteinte. Mais tout de même, mademoiselle Internet, vous avez lancé vos invitations en disant : je favorise le métissage pluri-culturel et les échanges d'idées, l'émergence de l'intelligence collective… Je pense qu'il faut avoir un peu de modestie et savoir rester à sa place !
Le problème du coût a été abordé ce matin et je crois qu'il n'est pas nié, dans la mesure où devant vous, plusieurs personnes -- et notamment des témoins cités par la défense -- sont venues vous dire que les collectivités locales étaient conscientes de la nécessité de créer des endroits où chacun pouvait se connecter à Internet librement et gratuitement et que cet accès à Internet était nécessaire. L'expert, monsieur Mathias, lui aussi est venu vous dire que c'était aux États de comprendre qu'il fallait collaborer et que, pour éviter une fracture sociale, il fallait faciliter cet accès à l'Internet.
Tout cela prouve que la solidarité a été mise à contribution dans cette affaire. Dans la mesure où l'on vient vous parler d'investissements considérables, où l'on vient vous dire qu'à Nancy, on investit vingt millions de francs sur trois ans, il faut bien que quelqu'un paie. Et qui paiera, monsieur Billaut ? Le contribuable ! Déjà la solidarité a dû payer de sa personne parce qu'effectivement, mademoiselle Internet ne s'offre pas n'importe qui, mademoiselle Internet a des goûts dispendieux qu'il est nécessaire de satisfaire ! Solidarité paie pour Internet, nous payons tous : vous, moi. Monsieur Léon, qui nous vante les mérites du télé-travail, reconnaît que, pour promouvoir le télé-travail, il va falloir envisager des équipements routiers et que ces équipements routiers, une fois de plus, ferons appel aux fonds publiques.
Donc, la conclusion de ce que nous avons pu entendre ce matin à ce propos, c'est qu'Internet fait appel à la solidarité publique, que la solidarité publique est mise à contribution et, par conséquent, que la solidarité est bien recevable à venir vous dire, aujourd'hui devant cette cour, qu'elle subit un préjudice, puisqu'on lui demande de faciliter l'accès à Internet et la promotion d'Internet.
Et puis, si l'on regarde de plus près, qu'est-ce qu'Internet vous fait miroiter avec ses habits chatoyants ? La diffusion de l'information ? L'abolition de l'espace ? Du temps ? Des frontières ? J'ai plutôt l'impression d'une espèce d'araignée qui tisse sa toile un peu partout et qui, en outre, ose se parer de toutes les vertus !
Diffusion de l'information ! Mais c'est quoi la diffusion de l'information ? On ne peut pas nier qu'effectivement l'information circule et qu'elle circule en masse -- bien que, parfois, ce soit une information un peu particulière, ce n'est pas le débat de ce matin -- mais il faudrait tout de même en finir avec ce postulat que la diffusion de l'information est l'accès à la culture. On a déjà vu ce que donnait la télévision. Je pense qu'à l'époque où Jules Ferry a rendu l'école obligatoire, si on lui avait parlé de la télévision, cela l'aurait fait rêver : cet accès à l'information, toutes ces images qu'on pouvait recevoir… On a vu ce que cela a donné : un bombardement, un gavage ! Et comme disait Alain, le philosophe : Je préfère une pensée maigre, mais qui chasse elle-même son gibier. Alors, Internet, vous me faites un peu l'effet d'une nourriture trop riche ou trop grasse. Un adulte sur cinq en France est touché par l'illettrisme, l'armée recense dix pour cent d'illettrés dans les appelés et on nous parle d'ordinateurs à école, de langues étrangères en primaire et du Web pour tous ! Je veux bien mais diffuser de l'information à tour de bras, cela donne quoi ? Trop d'information tue l'information ! Je pense que dans une société de plus en plus complexe, de plus en plus technologique, il faut des repères simples. Pour beaucoup de gens, cette information, même si elle est accessible concrètement, n'est pas intelligible.
Il faut en finir avec cette imposture, que cette toile tisse des liens renforçant la solidarité, parce que la solidarité n'est pas là. Que nous promet Internet ? Une société uniformisée d'internautes sans identité, sans sexe, sans particularisme, sans domicile fixe qui ne communiqueront que par outils interposés. Ha ! Bien sûr, monsieur Léon peut vous faire rêver ! Le télé-travail sur le plateau du Vercors… C'est sans doute beau, le plateau du Vercors ! Je pense que l'air y est très pur et qu'on y respire bien. Et puis…. on n'est pas obligé d'en sortir ! Monsieur Léon vous l'a dit : j'aurais bien fait une télé-expertise mais pour l'instant, le code de procédure pénal ne le permet pas, j'ai été obligé de me déplacer. Alors, sans doute, monsieur Léon, ce matin, a dû prendre le métro, comme beaucoup d'entre-nous, pour venir jusqu'ici. Le métro, c'est sale, ça ne sent pas bon, il y a des mendiants qui mendient et on est bien obligé de les voir. Sur quel site faut-il se connecter pour pouvoir faire la manche ?
Donnez-moi vos pauvres, vos affamés, les masses opprimées qui rêvent de respirer libres. C'était la devise de la Statue de la Liberté. Mademoiselle Internet, qu'avez-vous prévu pour les pauvres et les affamés ? J'ai bien peur qu'à ce jour, la réponse ne soit : rien !
Alors, messieurs les jurés, tout à l'heure, vous irez en salle des délibérés et le président vous aura rappelé que la loi ne vous demande pas compte des moyens par lesquels vous vous êtes convaincus et que la loi ne vous fait que cette seule question : avez-vous une intime conviction ? Au nom de cette intime conviction et au nom de la solidarité, je vous demande de rendre une décision exemplaire, une décision qui fera dire que plus jamais Internet n'aura l'indécence de dire qu'il fait quelque chose pour la solidarité. »
Le président.
« Je vous remercie. La parole est à l'avocat général pour les réquisitions du ministère publique. »
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